1

Gérard CHALIAND, Feu nomade

 

 

 

Dans une lettre manuscrite (reproduite en fin de livre), datée du 25 novembre 1959, André Breton écrit à Gérard Chaliand : « c’est comme un très beau chant de haleur, cela en a le rythme et ce qui est halé va très loin ». Il parle de « La marche têtue », la première partie de ce livre qui en rassemble cinq.

Chant de haleur, en effet, donc lyrique, qui célèbre et ce sans effusions, la Terre, ses paysages et ses hommes, « Terre ma terre / je coule ton sable dans ma main / et comme les doigts / je chante tes cinq continents », jusque dans leurs excès – la guerre – porteurs d’une énergie dont Chaliand semble avoir voulu qu’elle guide ses pas sa vie durant. Si le lecteur ne connaît pas le parcours de l’auteur, rappelons que cet octogénaire a mené une existence de grand curieux des choses de ce monde, des gens et de leurs cultures diverses ; anticolonialiste actif (durant la guerre d’Algérie), il a participé par la suite à de nombreuses guérillas, a beaucoup voyagé (l’essentiel de son temps) en zones de guerre, tout en exerçant toutes sortes de métiers, depuis le Nord Viêtnam de 1967 , en passant par l’Erythrée, le Salvador, le Haut-Karabagh par exemple, jusqu’à l’Irak où il se rend encore chaque année depuis 1999. Contributeur exceptionnel à la géopolitique, on lui doit de nombreux atlas politiques et historiques, de non moins nombreux ouvrages politiques ou de stratégie militaire, sans compter son œuvre littéraire (mémoires, théâtre, traductions, livres pour enfants…). On aura compris qu’on ne peut avoir affaire à des postures de la part d’un tel homme, engagé dans la vie, dans l’aventure, dans l’écriture. Et ce haleur va effectivement nous emmener très loin, dans les multiples recoins de notre planète, dans ceux du temps qui nous emportera tous. Mots d’énergie et de lutte donc pour cet homme libre.

 

« Que je boive à la source et me rompe le cou
si votre temps court j’irai plus vite encore.
Je creuse les reins
je m’emplis d’océan.
Ma liberté m’arrache la poitrine
veut briser tous les corps et me briser moi-même
j’arrache les forêts je les jette à la mer
et je courbe sanglant le temps qui me détruit. »

 

Cette belle vitalité, aux accents parfois colériques, refuse la tiédeur et l’immobilité ; il lui faut le mouvement, le feu, la glace, la passion. « Je ne sais que vivre ma vie et la poursuivre / comme on traque une bête qui parfois se dérobe / et parfois meurt en criant. / Nous n’avons aimé que cette chasse / et cette image du chasseur / la douceur des visages / la chair des mots / et les nuits solaires. » écrit Chaliand dans « Feu nomade », la troisième partie, qui donne son titre au livre. Cette image du chasseur, pour esthétique qu’elle puisse paraître, est d’une grande justesse. L’homme a passé sa vie à traquer une existence qui soit plus flamboyante, ou rien ne soit paresseusement dilapidé. C’est pourquoi une telle intransigeance d’existence et d’écriture laissent parfois affleurer une certaine causticité vis-à-vis de la faiblesse des êtres humains : « Alors camarades / on ne s’est donc levés que pour ça ? / Tout le sang et les rêves de nos vies pour un écho brisé / Et vos dictatures policières tempérées par la corruption. »

Que l’on ne croie pas pour autant cet homme-là hautain ou dénué de tout sentiment. La deuxième partie du livre, intitulée « Les couteaux dans le sable », regroupe une quinzaine de poèmes d’amour ; elle est dédiée à la compagne de sa vie (selon l’auteur), la sociologue et écrivaine Juliette Minces et ont été écrits entre 1955 et 1958. En peu de pages finalement, on retrouve tous les éléments habituels du genre – difficile – mais là aussi avec un brio et une fulgurance qui ne démentent pas la ferveur des autres parties de ce recueil. L’idéalisation d’abord : « C’était il n’y a guère, au bord d’une mer acide, / tu nageais, / et tes épaules paraissaient plus légères que l’écume. » avec la déclaration d’amour sans ambigüité, « Je t’aime, la gorge nouée aux fibres de l’été / chaque aube m’éveille tes yeux au fond de mon regard / ma femme heureuse jusqu’au bord des paupières. », ensuite la louange du corps de l’aimée, en images délicates, « Ta cuisse où perle le long filet de vie intérieure. / Et le merveilleux éclatement de ton ventre, / séjour nocturne d’obscures espérances / dans le jaillissement de la redoutable fleur / à jamais offerte / fruit de la seule Apocalypse. », aussi la souffrance liée à l’absence, « Tout me manque, / jusqu’à cette femme précieuse et nue dont j’ai soif. »

Toutefois, c’est en « cavalier seul » (titre de la pénultième partie) que se fait essentiellement la route du poète Chaliand. La solitude du guerrier. Ici, la voix se fait plus élégiaque, une esthétique dessine son architecture, celle paradoxale et composite de la brutalité et de la mélancolie. S’étonnera-t-on que d’innombrables toponymes dressent leurs épines au long de la tige sur laquelle est planté le poème ? Ghardaïa, La Havane, Istanbul, Tel Aviv, Manaus, Dire Dawa, Bagdad… Ne dressons pas une liste exhaustive, cela ne se peut, tous les noms ne sont pas dits de toute façon, ce ne sont que cailloux pour la mémoire, miettes, prétextes. « De vieilles femmes lavent les morts sur des dalles blanches. » Pour ouvrir. Et pour fermer : « Ma vie que chaque jour nouveau prolonge bat toujours la campagne et cherche encore merveille. » Ainsi l’on va de la mort à la vie. Le cavalier, dans sa course heurtée, telle celle de la pièce du jeu d’échecs, affirme sa présence au monde malgré les massacres, les bombes, les horreurs. « Tout cela remonte comme d’un puits, / il n’aurait jamais fallu se pencher. » C’est l’atroce mémoire qui tord les mots, intime à l’auteur l’ordre incontestable de dire, de rendre compte en toute honnêteté : « Longtemps je n’ai pas voulu endosser la douleur de ce passé, / tant le monde était chargé d’aube et de poudre, / avec la joie physique de l’aventure, / les confins guerriers renversant l’ordre apparent des choses, / le danger mené à la cape et l’orage des rencontres. » Une mémoire qui ne s’en tient pas aux anecdotes, fussent-elles extraordinaires mais sait rappeler l’engagement, les illusions, les déceptions, dans une écriture qui nous place de manière implacable dans le nœud du drame. « Dans le désert syrien je ne me suis pas incliné / devant le monument dédié aux charniers des camps. / Les désastres sont intérieurs. » Le film d’une vie défile comme derrière la vitre d’un train, « Le Mékong, le delta du Fleuve rouge sous les bombes, un bras de l’Irrawaddy en pirogue, dans les maquis karen » avec ses questions, « Où se trouve la patrie des oies sauvages quand elles migrent ? », les compagnonnages ou les simples rencontres : le camarade Amilcar Cabral, le poète québécois Gaston Miron, Saddam Hussein… C’est aussi une mémoire de la culture qui connaît l’Histoire ancienne des pays, leurs civilisations. Le grand curieux Chaliand ne pouvait être qu’érudit. Et l’émotion, disséminée, comme dans cette adresse à son père :

 

« A des années-lumière de ta mort, je rêve de toi à nouveau,
par une de ces nuits moites de mousson.
Je t’entends dire « j’ai rêvé de Tamitza ! 
La petite cousine dont tu étais amoureux.
Tamitza avait treize ans quand elle a été assassinée,
en 1915, avec tous les autres.
Père, que j’ai tant aimé et qui m’a tant donné,
tu es le fil me rattachant à ce passé,
murmuré par les vieilles de mon enfance.
Cette geste qui me fonde,
celle de ton frère aîné, mort dans une cité montagnarde,
après un long siège, les armes à la main,
en paix. »

On ne se rend pas. »

 

C’est donc toujours l’énergie qui l’emporte, cette volonté farouche du vivre densément, ce goût du combat. On ne se rend pas !

 

« J’aime l’inquiétude des conflits, l’aguet,
la force ramassée, les décisions prises au tranchant,
l’art patient de changer la faiblesse en force.
Dernière veille avant l’aube,
les sentinelles se relâchent, dans les paupières de la nuit
avant l’assaut brutal, la mort soudaine. »

 

Tout se passe donc comme si la proximité de la mort faisait gagner en intensité de vie. Pourvu que l’élan soit préservé, mieux : nourri !

La cinquième et dernière partie, « Saga si lointaine », est une sorte d’épopée en douze chants, qui va de « Au commencement » à « Maintenant » (à la mémoire de Jacques Lacarrière). Condensé d’une histoire autant universelle qu’individuelle, elle évoque de grands thèmes, depuis l’eau première, où tout baignait, jusqu’au dernier souffle de la saga ; on y trouvera ce qui constituerait des chapitres de n’importe quelle encyclopédie de l’Humanité : la préhistoire « sans autre mémoire que l’empreinte de mains sur des parois », l’apparition (qui donne son titre au chant II) multiple : celle de la religion, de  l’écriture, de la politique, de la pensée philosophique, avec référence à l’épopée première, celle de Gilgamesh : « Tout ce que tu as eu de cher, / que tu as caressé et qui plaisait à ton cœur, / est aujourd’hui couvert de poussière, / tout cela dans la poussière est plongé / tout cela dans la poussière est plongé », Babylone, l’exil des Hébreux, Akhenaton, Zeus ou Gaïa – avec ce coup d’œil sans concession : « On meurt beaucoup ici, à cause de l’au-delà. », et puis les peurs, les préjugés, les haines, les famines, les maladies, les tyrannies et la démocratie ; enfin, pour un regard plus personnel, ce qui constitue les titres des chants VIII à IX : les femmes, la vengeance, la guerre, la beauté.

Concernant les premières, Gérard Chaliand se livre à un bref mais impitoyable réquisitoire contre des siècles de phallocratie et d’asservissement. Cette strophe, par exemple : « Le plus sûr est de coudre leurs lèvres. / Peut-être faudrait-il aussi coudre leur bouche, / porteuse du poison de la séduction et du mensonge. ». Sur la vengeance, le jugement est sans appel également : « Tandis que déjà se noue le cycle de la revanche / il faut prendre la fuite / pour échapper à l’inéluctable vengeance / dont l’horlogerie s’est mise en marche. / Ainsi vit-on avec un acharnement de bêtes / de meurtre en meurtre au fil des couteaux. ». La guerre, qu’il a pourtant souvent accompagnée, ne trouve non plus grâce à ses yeux : « Le cercle des veuves connaît le prix de la guerre / tout ce qui est pour toujours perdu / les débris du monde après le massacre / dans une histoire dont le sens échappe. / Fallait-il aussi égorger les enfants ? ». Heureusement, « La beauté survit au carnage. » car « Elle seule me touche / comme un visage, / aurore nouvelle, / chevaux courant dans la steppe, / mouette portée par les vents, / bond d’un animal sauvage ». C’est sans doute elle la seule salvatrice vers qui se tourner, nous dit Chaliand, avec cette conscience aigüe de l’impermanence., tempérée par cette étincelle qui clôt le livre : « Au-delà de tous les désastres et de la mort / à chaque naissance, le monde recommence. »

 

*