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Gestes lyriques de Dominique Rabaté

Le promeneur que nous sommes traverse au fil de la page une galerie de portraits retraçant la multiplicité des gestes lyriques. Dominique Rabaté décortique les textes de Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Ponge, Frénaud, Bonnefoy, Jaccottet, Eluard, Deguy, Roubaud ou Cadiot, avec autant de précaution qu’on ouvre la coquille renfermant la perle. D’un geste doux, il ouvre les textes comme il ouvre des fenêtres sur un monde enfoui entre les lignes.

Le lecteur s’arrête tout d’abord devant la croisée. Rabaté précise que ce symbole émerge dans les années 1860 avec l’intérêt croissant des poètes pour la ville et le quotidien. Quatre images de la fenêtre surgissent donc au travers de vers de Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire et Ponge. Elle se fait passage entre le dedans et le dehors, cadre des correspondances chez Baudelaire, ouverture à un au-delà poétique encore vierge et à découvrir. Avec Mallarmé, la croisée se referme sur l’impuissance à atteindre l’Idéal poétique. Apollinaire, quant à lui, l’entrouvre à nouveau afin d’en faire le lieu d’un échange avec l’Autre. Rabaté évoque ainsi le travail à quatre mains du peintre Delaunay et du poète. La fenêtre devient brèche pour le simultanéisme. Peinture et poésie s’accompagnent dans une volonté de toucher à l’essence de l’Art. Notre guide nous permet aussi une brève incursion dans le monde de Reverdy dont la lucarne ovale reste emblématique de ce dialogue foisonnant avec les peintres. Enfin, la fenêtre des objeux de Ponge apparaît dans ses « Variations avant thème ». Le regard se porte alors sur la vitre dont la transparence reste à dévoiler. Par là, le poète tente d’éclairer un « processus de la signification », dans un aller-retour entre la fenêtre prise comme signe et son abolition.

Ce questionnement nous mène inévitablement au chapitre du livre intitulé « Interroger ». Deux textes, La Sorcière de Rome et La Mort d’Actéon, permettent l’exploration de l’ « incertitude primordiale » de Frénaud. Cette incertitude oscille entre le mythe, le tragique et le lyrique, registre vite happé par les deux autres. Le lyrisme naît toutefois dans une interprétation poétique aux résurgences valéryennes, en lien avec la musique. En même temps, les textes de Frénaud font apparaître des dissonances – ton grinçant, ironie… – qui créent des ruptures au sein du lyrisme, comme le montre Dominique Rabaté. Cette oscillation des registres est accompagnée d’une vision protéiforme de l’énonciateur. Nous ne sommes pas très loin du fameux « JE est un autre » de Rimbaud, à partir duquel l’auteur admet une certaine filiation. Sous ce masque du multiple, l’instance poétique permet ainsi chez Frénaud la transgression d’interdits et la réalisation de fantasmes de l’humanité. Les frontières du désir, de la parole et de l’incarnation du sujet poétique sont ainsi mouvantes mais matérialisent l’ « incertitude » évoquée de prime abord.

D’après Rabaté, dans Le Théâtre des enfants et Les Planches courbes de Bonnefoy, la transgression et l’incertitude constituent une manière d’aborder aussi ces deux recueils. Transgression tout d’abord car la « voix lointaine » qui attire à elle l’ego percipio participe d’une culpabilité primaire. Incertitude enfin car la voix en question reste imprécise. Rabaté relie cette attirance coupable à une attirance pour la mère, pour la « maison natale ». Ainsi, l’on distingue bien deux mouvements qui s’opèrent dans les textes de Bonnefoy : un pro- et un ante- qui ne sont pas irréconciliables. Le poète porte ainsi la charge, quasiment rimbaldienne, de frotter sa conscience aux aspérités du monde afin d’en retranscrire l’essence. Mais cette dualité n’est pas propre aux textes de Bonnefoy. Rabaté note que la poésie moderne dans son ensemble est soumise à une double tension : l’attirance du rythme et de la beauté des vers fait face à celle de la liberté ondoyante des mots de la prose. L’auteur parle ainsi d’une « double nostalgie » qui serait issue d’un geste lyrique fondamental, l’interruption, qui est acte et rupture à la fois :

« L’interruption lyrique est ainsi, pour moi, tout à la fois performative (elle accomplit un acte de rupture et de lien paradoxal) et constative (elle permet de dire la déchirure du lien qu’elle entend cependant guérir). Dans cette double visée, peut se loger la fonction politique de la poésie moderne, comme critique d’une société de l’atomisation d’individualités en voie d’indifférenciation. Rompant avec l’usage du discours courant, le découpant selon une autre inflexion, voire selon une autre grammaire, la parole lyrique revendique sa force d’intervention, son pouvoir d’interruption du flux langagier. » (Dominique Rabaté, Gestes lyriques, p. 96)

C’est cette même rupture avec le discours du quotidien qui transparaît paradoxalement dans le chapitre « D’un autre caractère », centré sur les liens entre poésie et autobiographie. En effet, l’autobiographie est fondée sur le partage d’une expérience particulière avec le lecteur. Or, la poésie moderne dépasse cet aspect premier de l’autobiographie. Rabaté précise que ce dépassement s’effectue de deux manières. Tout d’abord, le singulier est dominé par la nature mythique des personnages, bien que le poète transparaisse parfois au travers de ces figures. Enfin, la poésie moderne fait apparaître non pas une voix de poète mais des voix du poète. Ce dernier explore par là les différentes facettes du Moi. Poésie rime ainsi avec don de soi.

Rabaté peut alors ouvrir un chapitre à plusieurs volets sur le don, où le « Donnant donnant » de Michel Deguy prend aisément place. Leitmotiv de la littérature, le don de fleurs apparaît inévitablement. Cependant, force est de constater, nous dit le critique, que la plupart des fleurs de la poésie moderne échappent à la caractérisation amoureuse de la tradition poétique. Nous sommes ainsi conviés à une relecture du motif floral chez Ponge et chez Jaccottet qui lui confèrent la dimension d’ « épiphanie profane » et que Rabaté distingue des fleurs du lyrisme que l’on peut rencontrer dans les poèmes de Verlaine ou d’Hugo.

S’appuyant à nouveau sur la poésie lyrique, Rabaté démontre ensuite que la poésie moderne paraît tiraillée entre plusieurs temporalités : passé, présent et futur. Ce sont les verbes « promettre » et « maintenir » qui portent toute l’argumentation de l’auteur. De fait, depuis l’injonction rimbaldienne d’aller de l’avant, la poésie semble toute portée vers un futur à la fois tangible et inatteignable. Parallèlement, l’écriture du deuil que l’on retrouve dans les textes de Deguy, Eluard ou Roubaud plonge à la fois le lecteur et le poète dans le souvenir de la personne disparue ou plutôt dans l’absence de l’autre. Ces deux mouvements de la poésie se rejoignent toutefois dans la volonté de rapprochement, de communion avec l’autre, vivant ou disparu. Rabaté met ainsi en lumière le besoin qu’a la poésie de reprendre un dialogue interrompu ou de créer un dialogue à inventer. C’est pourquoi il convoque l’exemple final du poète Olivier Cadiot. Il montre alors que le caractère ludique de l’écriture de Cadiot cache un constat de solitude humaine et de « déréalisation » du corps dans le monde actuel, face auquel seule la voix poétique semble pouvoir s’élever en donnant corps à la voix.

Enfin, les dernières remarques de Rabaté nous donnent un aperçu de la poésie contemporaine. Il fait ainsi le lien entre les arts plastiques et la poésie, qui créent dans un même geste, même si le matériau de la poésie reste le signe linguistique, signe que le poète lui-même tente paradoxalement de dépasser dans et par le langage. Emmanuel Hocquard est l’un des principaux visages évoqué par Rabaté à propos de cette manipulation du langage. Le critique explique ainsi quelle est la pratique littéraliste du poète et de quelle manière sa poésie advient au travers d’ « énoncés simples » (l’expression est d’Hocquard) qui prennent chair dans la répétition. Cependant, à l’instar des théories de Wittgenstein, les écrits d’Hocquard ne décrivent pas réellement une sortie du langage. De fait, il existe une poétique de l’espace qui donne du champ à la langue, espace de la page et espace de la performance. Cette incursion dans la poésie d’Hocquard ouvre enfin la voie à quelques brèves considérations sur le bégaiement poétique de Gherasim Luca, sur la dimension temporelle de l’écriture de Jean-Patrice Courtois, sur l’ouverture au monde d’Antoine Emaz ou encore sur le désir de trangression de Jean-Louis Giovannoni.

Ainsi, c’est tout naturellement qu’après ce parcours dans cette galerie poétique Dominique Rabaté « cherche la sortie » avec et au travers de la poésie contemporaine. Loin de boucler son ouvrage par une conclusion définitive, l’auteur nous laisse le soin de poursuivre son travail sur les gestes lyriques, porte qu’il a entrouverte pour nous. A vos plumes…