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Giancarlo Baroni et le langage des oiseaux.

Giancarlo Baroni nous offre un excellent petit volume de poésie avec I Merli del giardino di San Paolo e altri uccelli ((Les Merles du jardin de San Paolo et autres volatiles, préface de Pier Luigi Bacchini et Fabrizion Azzali, illustrations de Vania Bellosi et Alberto Zannoni, ed. Graffiche Step)). Le texte, très soigné,  captive le lecteur avec son  côté artisanal,  et nous met naturellement en contact avec les merles qui se font remarquer parmi tant d'autres oiseaux, discutant avec verve, et nous effleurant d'une sagesse rassurante. Trouvaille heureuse que celle des merles, qui ramène en mémoire des textes fondamentaux de notre culture millénaire.

Dans une page plutôt dense, Dario Del Corno((dans son introduction à la traduction des Oiseaux, d'Aristophane))affirme que l'existence intemporelle des oiseaux est le paradigme d'une dimension de la nature revendiquée comme antidote à la meule impitoyable de l'histoire.

La référence à une vie selon les lois et les rythmes de l'univers s'oppose à la corruption désastreuse suscitée par la volonté d'affirmation de soi, héritée de l'individualisme.

La nature est orientée selon les règles d'un temps cyclique, et non selon un temps linéaire, caractéristique du monde humain. Dans le vaste monde naturel, si l'on en croit Leopardi, la nature des oiseaux est bien supérieure à celle des autres animaux. L'oiseau dépasse tous les autres dans la faculté de voir et d'entendre, la vue et l'ouïe étant les deux sens plus spécifiques des vivants. L'oiseau exerce et déploie ses qualités à travers le mouvement "essendo il moto cosa più viva che la quiete, anzi consistendo la vita nel moto((« le mouvement étant plus chose plus vivante que le repos, la vie consistant d'ailleurs dans le mouvement »)). Par rapport aux autres animaux, l'oiseau a aussi "maggior copia di vita interiore ed esteriore ((« plus grande quantité de vie intérieure et extérieure »)).

Giancarlo Baroni, dans ce "monde"-là est tout à fait à son aise. L'autre, quand il existe, est autre, et rien de plus. Il n'a rien de menaçant.

Les merles parlent, et parlent par prédisposition "naturelle", et Baroni en décode l'harmonieux langage grâce à sa propre prédisposition, tout aussi naturelle, à cette musicalité qui métamorphose instinctivement le prosaïque en poétique. Quant à ce qu'il dit des merles, on n'y trouve rien de "pesant" - sinon le pondus du vol qui renvoie à la légéreté. Ainsi le matériel s'y perçoit-il comme spirituel, dans le sens spinozien du terme.

L'attention étologique, l'amour et la fréquentation du monde des oiseaux, permettent au poète de prêter sa voix à un point de vue différent de celui des humains, dans un langage qui n'est pas subalterne. Et même, à écouter Giordano Bruno (certes penseur aventureux!) si la nature est une, outre qu'éternelle et incréée, tout dans l'univers descend du même principe : et de même que le philosophe réfute la distinction entre esprit et matière, celle entre homme et animal doit aussi,  dans le doute, être réfutée. Giordano Bruno (anticipant Darwin et Lorenz sur le thème de l'intelligence animale, de leurs sentiments et dignité) dépasse l'anthropocentrisme. Selon lui, tous les êtres vivants sont des manifestations diverses d'une unique existence universelle, et entre la plante, l'animal et l'homme, il n'y a qu'une différence de degré, non de qualité, car  tous tirent leur origine de la même racine métaphysique. Pour Bruno, l'instinct est une "parole stupide", qui ne veut rien dire. L'instinct (par exemple chez les fourmis) est une sorte de sens ou bien (ce qui revient au même) un degré ou une branche de l'intelligence, dont nous sommes privés.

Soutenus (ou rassurés) par de tels maîtres, nous avons lu le recueil à plusieurs reprises, et pas toujours linéairement, mais souvent, volontairement, à vol d'ange. Voyage séduisant aussi, comme est séduisant et insaisissable, dans sa spécificité terrestre et maritime, le voyage de Marco Polo((Giancarlo Baroni est aussi l'auteur d'un recueil intitulé Le Anime di Marco Polo, book editore, 137p.))"Sur les arbres" ouvre tout le discours et rappelle la qualité spécifique d'un point de vue "autre" :

Spesso vediamo / le foglie dei più giovani / ippocastani del parco / diventare secchi / senza un motivo: (…) osserviamo i pidocchi / che succhiano dalle foglie / come vampiri lo suzcchero / (…) Quali uccelli verranno / dopo di noi? e quali piante?”((On voit souvent / les feuilles des plus jeunes / des marroniers du parc / sécher / sans raison : (…) on observe les pucerons / qui sucent les feuilles / le sucre comme des vampires / (…) Quels oiseaux viendront / après nous / et quelles plantes?))

Demandes qui contiennent d'amères réponses, fruit d'un oeil perspicace et attentif. L'oeil humain tente de rivaliser avec celui des merles, mais c'est peine perdue.

Les affirmations humaines ont nécessairement quelque chose de marmoréen, d'épigraphique, là où le bavardage des merles se meut, disant, médisant ou plaisantant à propos des autres oiseaux qui ne sont pas merles :

la melanina che scurisce il corpo / ci rende simili a fantasmi / fa paura all'allocco / Allora gonfiamo il petto : gli gridiamo te l'abbiamo fatta / un'altra volta, gioiamo / ma piano / come avessimo in gola dell'ovatta.“((La mélanine qui noircit le corps / nous rend pareils à des fantômes / fait peur à l'alouette / Alors nous gonflons notre poitrine : nous lui crions nous t'avons eue / encore une fois, nous jouissons / mais doucement / comme si nous avionsdans la gorge du coton .))

Mais ne pensons pas aux merles de façon superficielle, même si la vacuité ne peut manquer à force de tant de conversation :

“Il cielo oggi è come un negozio di parrucchiera, / pieno di chacchiere che gonfiano i capelli / e di pensieri inutili. Ma riflettere / senza accanirsi troppo o vedere / con uno sguardo appena è davvero / così deprecabile“.((Le ciel aujourd'hui est comme un magasin de coiffure / plein de cancan qui gonflent les cheveux / et de pensées inutiles. Mais réfléchir / sans insister trop ou voir / d'un regard à peine est vraiment / si méprisable.))

Or, là où se trouve la réflexion se trouvent aussi le déplaisir, l'ennui  : “La noia si spinge fino in aria / no n esiste solo quaggiù(( L'ennui s'étend jusque dans les airs / elle n'existe pas seulement là en bas.))

 L'anthropocentrisme abandonne brutalement valeur et centralité, mais l'homme (diaboliquement?) attribue aux volatiles non seulement l'exhibition de qualités naturelles mais aussi celle d''une sagesse caustique et ironique : “Da predatore a preda : il passo è breve / basta solo unsa svista. La mossa / del nemico che ti spiazza / impari e la fai tua.”((De prédateur à proie / la route est brève / il suffit d'une erreur. Le mouvement / de l'ennemi qui te désoriente / tu l'apprends et le fais tien.))

La diversité des volatiles permet à l'auteur de nou montrer un amour qui n'est pas expression de bravoure mais témoignage de beautés souvent négligées désormais et qu'il faut rendre visibles pour "sauver le monde". Ce n'est pas un hasard si la seconde partie s'ouvre sur une citation de Josif Brodskij pour lequel l'esthétique est la mère de l'éthique.

On ne peut hélas faire son "nid", ainsi qu'on le voudrait, sur tant d'autres compositions.

Entre aussi en scène, à un certain point, l'empereur Frédéric II, avec les merles du jardin de San Paolo. On imagine que ces merles sont les gardiens du traité d'ornithologie et de fauconnerie écrit par l'empereur. Le manuscrit "De arte venandi cum avibus" aurait semble-t-il été volé à Parme, où il a subi une défaite en 1248 :"Corre / a Cremona Federico col rammarico / del trattato perduto sugli uccelli / e la falconeria“.((Il court à Crémone, Frédéric avec le regret / du traité perdu sur les oiseaux / et la fauconnerie.“))  Traité d'une incroyable précision et beauté. Qui sait la fin qu'il fit entre tant de guerrière rapacité :

La badessa Giovanna che ha assegnato / il compito di affrecare una stanza / del proprio appartamento al Correggio / dicono custodisse / un libro miniato sugli uccelli. Sopra quei fogli / il timbro imperiale con l'effigie del falco!“((L'abesse Jeanne qui assigna / le devoir de décorer d'une freque une salle / de son appartement personnel  a Correggio / détenait dit-on un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feullets / le timbre impérial à l'effigie du faucon !“))

"On raconte que l'abbesse Jeanne qui a assigné à Correggio le devoir de décorer d'une fresque son appartement personnel, conservait un livre enluminé sur les oiseaux. Sur ces feuilles se trouvait le timbre impérial à l'effigie du faucon!"

La conversation des merles est intarissable et continûment pleine de finesse et de distinguo. On parle de vautours et d'éperviers

Davanti agli avvoltoi / non arretrate. / Di cammini / diritti compiendo gesti sconci / con le ali. Ché nemmeno / una cincia un pollo quella / fiera fasulla sa uccidere.“((Devant les vautours / ne reculez pas. / Marchez droit / en faisant des gestes obscènes avec les ailes. Ni même / une mésange, ni un poulet, cette / fausse bête féroce ne saurait tuer.))

Le vautour, en somme, travaille sur les cadavres, ce qui le rend  meilleur pour les merles que l'épervier

„Eppure / preferiamo questo allo sparviero / ai falchi cacciatori / che sbranano le prede ancora vive.“(( Pourtant / nous le préférons à l'épervier / au faucon chasseur / qui déchirent les proies encore vives.))

Ils nous observent aussi,ces merles, et notent nos bizarreries : „Non le voliere ma la biblioteca / i piumati esotici conserva“.((ce ne sont pas les volières mais la bibliothèque / qui conseve ces emplumés exotiques.))

 Ah, ces humains ! "Si dice che un certo / Baudelaire in Francia abbia / paragonato il poeti a degli strambi / nostri parenti di mare“. ((On dit qu'un certain / Baudelaire, en France aurait / comparé les poètes à quelque étrange / notre parent marin".))

Réjouissants, certes, ces albatros, mais jubilatoire plus encore l'excellent petit volume avec lequel, oublieux de la pesanteur, nous pouvons, nous aussi, voler.

Enzo Ferraro

trad MB