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Gide/Jammes, correspondance

 

andré gide à francis jammes

{Cuverville, samedi 28
ou dimanche 29 août 1897}

Cher Faune,

À pleine bouche je sème tes vers ; je sème encore ; je lis à Pierre Laurens ; c'est la nuit ; il est déjà couché ; un silence infini nous entoure.

Je lis à Ghéon « La Mort du Poète » ; nous sommes seuls avec Madeleine dans l'énorme salon de Cuverville ; la lampe ; ma sœur Jeanne et son fiancé, mon ami, rentrent d'une promenade « nocturne » (Athmann) — on les fait attendre dans l'antichambre pour ne pas troubler cette lecture. On pleure ; on t'aime ; on te bénit.

 

La lire ainsi, cette lettre qui voudrait coller de près à la vie ; la lire en vivant ce mouvement et ces émotions avec eux ; mais encore en s'imaginant à la place de Jammes quand il la reçoit, dans son désert pyrénéen, empressé et sautant des prépositions pour arriver plus vite... à quoi ? être béni ? Car, peut-être, rêve-t-il de recevoir une approbation, une marque de compréhension, voire un acte de contrition d'André à la suite du sévère jugement qu’il a émis au sujet des Nourritures terrestres sous la forme d’une Lettre à Ménalque (le narrateur des Nourritures) parue en juillet 1897. Laquelle lettre est reproduite en annexe de cette édition qui réunit toutes les garanties savantes et un grand agrément de lecture.

Qu'y répondre ? poursuit Gide dans une question qui n’est pas rhétorique. Que pût-il répondre, en effet, à cette « Lettre à Ménalque » (qui lui) est affreusement douloureuse.

Les sujets sont si nombreux au fil de ces 400 pages, je me cantonnerai à cette controverse autour des Nourritures qui est assez représentative de l’ensemble. S’il en admire l’écriture, Jammes est outré de cet éloge du bonheur, au nom de la simplicité chrétienne, au nom de la médiocrité des villages. Peut-être, par anticipation, au nom de cette femme « inconnue vieille et estropiée » à qui il dédicacera en 1901 son Triomphe de la vie. Texte qui éloignera de lui André et Madeleine Gide.

Mais revenons à 1897, Gide lui répond :

 Dois-je affecter, dis, triste Faune de n’avoir jamais voyagé ? Dois-je chanter uniquement, pour simuler que je n’ai jamais rien vu d’autre, les louanges de mon jardin normand, de ma maison ici, où la seule eau qu’on boive est une eau de citerne parcimonieusement recueillie ? (…) Crois-tu donc, bon Faune, qu’en le jardin secret de Ménalque, un réservoir caché, plein de larmes, ne soit pas ?

 

Mystère de cette amitié que le demi millier de lettres de cette édition, la première à être complète, tente d’éclairer. L’introduction fait le point sur ce que l’on sait des situations si éloignées de ces deux épistoliers que réunissent la création littéraire, une admiration réciproque et sincère et, comme l’écrit Pierre Lachasse, un « même besoin d’utopie épistolaire où l’élan vers l’autre se distingue parfois mal de la mise en scène de soi ».

Au moment d’aborder le volume, j’arrivais empreint d’une double image : d’un côté, Gide, urbain et mondain, au centre du monde des lettres ; de l’autre, Jammes, ami des ânes, irradiant de l’aura discrète des grands oubliés, en haut des escaliers de la sagesse, aux limès des nuées montagnardes. D’un côté, le champ littéraire et ses arrangements, comme disait Bourdieu, de l’autre la Nature, quelque chose de primitif et de pur, ce qu’entérinent les appellations amicales de Faune (Jammes) et de Pâtre (Gide), en tête de nombreuses lettres.

C’est Jammes qui a commencé par donner du « pâtre » à Gide, c’est Jammes qui peu à peu s’enhardit à en faire un « apôtre ». Lui reprochant ensuite de ne pas assez répondre à cette identité :

 

Ne sois donc point triste de mon appréciation des N. terrestres. C’est un des plus grands agenouillements devant Dieu qui aient été criés — que ton livre, à part qqs insignifiants détails. Il m’a remué jusqu’au fond de l’âme et il est encore sur cette table d’Abos où nous le relisons cette nuit. Je n’ai fait, en somme, que célébrer dans ma lettre les silences splendides de ton âme, et rien que penser à sa beauté me fait pencher la tête et presque sangloter. Ce livre, tu m’entends, tu le referas et alors tu brûleras ces nourritures parce qu’elle seront dans l’autre — autrement.

Ah ! Le jour où tu te lèveras de toute ta taille d’apôtre, le jour où j’entendrai suinter les citernes de tes pleurs, alors, ô mon ami je saurai que tu es André Gide.

 

Gide ne s’est jamais vu en apôtre (en faux prophète, oui), mais Jammes, lui, m’a tout l’air de se prendre pour Jésus !

La réponse de Gide se passe de commentaire (Octobre 1897) :

 

Ah ! cher ami, moi, t’en vouloir !? Quand je voudrais pouvoir t’embrasser comme un frère.(…) si cette œuvre admirable que tu souhaites me voir écrire (…) n’apparaît pas, ce me sera déjà quelque gloire d’avoir pu te donner à croire qu’un jour je la pourrais écrire…

 

Éclairant exemple du classicisme de Gide et surtout de sa méfiance à l’égard des facilités de la rhétorique comme de l’ivresse lyrique, auxquelles, au mépris de tout réalisme, Jammes succombe.

Dans le fil de cette conversation où se mêlent les considérations éditoriales, — la petite cuisine —, les élans du cœur et les controverses littéraires et morales, le faune Jammes apparaît moins faune que dur, dogmatique, et cherchant à entraîner son correspondant vers son enclos (paroissial) d’une main ferme de pasteur.

Cette édition, nourrie d’une grande connaissance de la sociologie du monde des lettres montre combien la situation, géographique, sociale et psychologique d’un auteur informe son œuvre. Si Jammes sublime, au prix de déchirements intérieurs et sociaux, une condition provinciale et assez marginale, Gide, dès le départ, embrasse large et se laisse, presque naturellement, traverser par les métamorphoses que connaît son époque (ne pas oublier qu’ils sont autant du XIXème que du XXème siècle). Et cet échange, passionnant parce que tendu en permanence, reflète aussi les liens et les profondes fractures de la société française au tournant du siècle.

Jammes en sort moins pur mais plus complexe et plus vivant que sa statue qu’on révère au pied des Pyrénées. Quant à Gide, cette publication est une invitation à relire celui qui manifesta, dans son journal comme dans ses œuvres, une lucidité sur lui, une capacité à se contredire et méditer sur ses contradictions. Gide, qu’une employée de sa maison avait qualifié de « vieux con », apparaît ici d’une infinie délicatesse, d’une attention à l’autre et, au fond, d’une simplicité chrétienne des plus authentiques.

Un dernier mot pour inviter ceux qui ont sous la main l’ancien Pléiade rassemblant ses romans, à lire ou relire les notices où sont exposés les tourments littéraires et spirituels de Gide, avant, pendant et après les publications des Nourritures terrestres et de la Symphonie pastorale.