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Gilles PLAZY

ARIANE 17
ou
LA POÉSIE DANS LES CATACOMBES

 

Un entretien de Gilles Plazy avec Denis Heudré

 

 

Journaliste, éditeur, poète, romancier, essayiste, peintre, photographe, vidéaste, qu'est-ce qui peut expliquer cette frénésie créatrice ?
 

Il y eut d’abord, très tôt, l’écriture, poésie en romantisme adolescent (spleen et ironie) ; puis, culture aidant (études universitaires, ambition littéraire et formatage professionnel) l’emprise de la prose, d’information (journalisme), de réflexion (essais), de fiction. Mais la poésie, plus ou moins vaillamment, en passion première, désir inéluctable malgré sa résistance – et désormais obsession essentielle.

La peinture vint sur le tard, soudain, et aussitôt compulsive, dans un retrait de la poésie, une résistance de la langue. Elle-même en impasse appela la photo, d’abord argentique puis numérique et menant logiquement à la vidéo. Quant à l’édition, elle fut un peu en activité professionnelle, puis par envie de prendre moi-même en charge mon travail en poésie et de faire, si possible, profiter quelques auteurs de mon “expertise” en ce domaine qui plus que tout autre m’est cher.

Un demi-siècle d’activité m’a permis de mener ainsi plusieurs vies conjointes ou divergentes, simultanées ou successives. Non sans un désordre certain. On peut dire dispersion, ou bien recherche d’une identité, d’une voie en laquelle s’accomplir. L’âge venant (étant déjà bien venu), je vois cette agitation peu sereine (et encore en cours) comme efficace anxiolitique et, bien que prolifique, peu généreuse, tant est mince le bilan que j’en fais. Mais sans doute fallait-il que j’en passe par là pour être tel que je suis aujourd’hui, peu soucieux d’une biographie que je laisse volontiers derrière moi au moment où il me semble que je puis disparaître derrière un livre, Ciel renversé, que je tiens à poser sur elle comme un sceau éludant toute anecdote.

 

 

Vous partagez votre temps entre Paris et la Bretagne, quels lieux vous inspirent-ils le plus : les quais de Seine ou les rivages de l'océan ?

Parisien de fait et depuis vingt ans agrippé sur la côte du Finistère (la Manche d’abord, puis l’Atlantique), je suis sans racines, peu intéressé par ce qui me vient d’une transmission familiale et je reprends volontiers à mon compte l’ironie de Georges Brassens sur ceux “qui sont nés quelque part” (que me pardonnent quelques amis bretons si bien enfants de leur terroir !) d’autant plus que je suis né dans un pays que je ne connais pas et dans lequel une guerre mondiale fit qu’il fut à inscrire sur mon acte de naissance.

Paris, c’est pour moi comme l’eau d’un aquarium en lequel j’aurais nagé depuis presque toujours (et les poissons n’ont pas de racines) ;  c’est le territoire dns lequel j’ai le plus marché, joué, travaillé, aimé ; c’est la ville de Baudelaire, ded Lautréamont et du surréalisme. La Bretagne, c’est le Finistère, Trégor d’abord, Cornouaille ensuite, qui s’est imposé à moi parce que sans doute il était par quelque mystère inscit en moi de tout temps. J’y ai fait construire une maison devant l’océan et c’est là que je respire au mieux, que je travaille, que j’exulte.

A Paris comme à Trévignon je me sens chez moi, à moins que je ne me sente vraiment nulle part chez moi. De l’un et l’autre je me nourris ; quant à ce qui m’inspire, sans doute est-ce quelque quelque flamme dans la nuit en moi (l’inconscient en poésie m’importe plus que l’objectivité).

 

 

Quels auteurs bretons auriez-vous aimé éditer ?

Ceux que j’ai édités, Bretons de racines ou Bretons de choix : Anne de Szcypiorski, Daniel Kay, Emilienne Kerhoas (et son préfacier Marc Le Gros), Chloé Bressan, Alain Le Beuze, Denis Heudré… Cela s’est fait ainsi parce que mes complicités sont désormais principalement bretonnes, mais la Sirène, bien qu’océanique par nature, ne tient pas à être spécifiquement armoricaine. J’ai aussi grande estime pour quelques autres écrivains bretons qui, je l’espère, auront peut-être, un  jour, envie de plonger dans les eaux confidentielles de la Sirène étoilée, édition fièrement marginale.

 

 

Ciel renversé, votre dernier ouvrage de poésie, place Edmond Jabès en exergue. Que vous a apporté cet auteur dans votre démarche en poésie ?

Jabès, parce que l’obsession mallarméenne du Livre, l’écriture comme voie de l’accomplissement de soi, et pour le questionnement et l’approfondissement ; pour une conception hautaine de la poésie. Mais ce n’est pas celui qui m’a le plus nourri, influencé. Je dois plus, en poésie, à René Char (pour m’en tenir à la langue française), qui m’a tellement influencé que j’ai eu du mal à me dégager de sa force rhétorique, ce que je n'ai pu faire qu'à la suite du choc salutaire que m'a été la lecture de Paul Celan.

 

 

On apprend à la fin de l’ouvrage que le premier poème « L’homme-alizé » évoque la mémoire de Nicolas Dieterlé. Pouvez-vous présenter ce poète disparu trop jeune et trop méconnu ?

Nicolas Dieterlé (1963-2000) fut l’auteur d’une œuvre double, littéraire et plastique, de haute tenue. Son exigence spirituelle se nourrissait d’une vive aventure de l’imaginaire et sa mort volontaire s’est apposée sur l’une et l’autre comme un sceau magique alors que de son vivant elles étaient restées dans l’ombre. Une exposition de quelques-unes de ses œuvres à la galerie Frédéric Moisan (Paris) fut pour moi une de ces rares révélations qui magnétisent et, à le lire, je fus saisi d’entendre une voix comme peu vous parlent de cœur à cœur. Internet en dira plus à qui le voudra.

 

 

Le ciel, la pierre, le vent sont très présents dans cet ouvrage, mais pas trop la mer. Ce Ciel renversé a-t-il été écrit à Paris ?

Je ne suis pas marin, bien que fils et petit-fils de marin, mais obsédé par la mer, auprès de laquelle il m’importe de vivre et dans laquelle je nage autant que possible. Le Vieux Marin de Coleridge, que je nomme en français, dans l’adaptation que j’ai faite du poème Coleridge, Le Marin de Jadis, est pour moi le texte d’un mythe fondamental depuis qu’un professeur de lycée me l’a fait connaître, l’année de mes seize ans. Mais il est vrai que la mer, pour moi, se prête peu à la parole. Il se trouve aussi que Ciel renversé, quoique élaboré à Trévignon, fut pour l’essentiel, à part le poème Ariane danse ailée, écrit en marge d’œuvres d’écrivains (et en leur hommage) peu portés vers la mer (Rilke, Celan, Sachs, von Bingen). Et la Pierre Noire dont j’ai fait le titre d’une collection de petits livrets est le Men Du, rocher qui saillit au large devant mes fenêtres.

 

 

Vous dites dans Les mots ne meurent pas sur la langue (éditions Isabelle Sauvage, 2014) : « Seule fait poésie dans la langue une certaine force de flamme qui la brûle, ou de glace qui la gèle. » Ce Ciel renversé est-il donc un ciel de flamme ou un ciel de neige ?

Flamme et neige ensemble pour qui ne craint pas l’oxymore. Foudre dans les ténèbres ou bleu inversé en rouge. Et, sur nos têtes, clôture sans au-delà possible. Icare ainsi d’avoir volé trop haut se brûla au soleil et plongea dans la mer où je veux croire que le recueillit quelque bienveillante sirène.

 

 

On croise aussi dans vos pages les Argonautes, Narcisse et Orphée mais aussi Horus, Abel, Lilith, la kabbale, Ezéchiel, les dieux, les anges et puis Alice et la Gradiva. Vous vouliez convoquer ici toutes les mythologies ?

Point ici d’ambition encyclopédique non plus que de carte excessive comme il y en a dans des restaurants où trop de choix rend méfiant sur la qualité des mets. Mais une curiosité large et une cueillette sans retenue au fil des rencontres. Surtout la certitude que tout mythe est riche d’une vérité profonde qui s’offre à qui n’a pas l’esprit balisé par les clichés de l’ordinaire. La rencontre de la mythologie grecque et de la psychanalyse fut un événement majeur de l’histoire du vingtième siècle et toute autre mythologie mérite autant d’être interrogée, même expérimentée. Aussi ne m’intéressent vraiment que les auteurs, les artistes qui s’aventurent dans ce champ. Quant à la Sirène étoilée qui est la marraine de ma petite édition, elle a une figure en l’arcane 17 du tarot, l’Etoile, à laquelle André Breton dédia un de ses plus beaux livres. “Telle est devenue, on dirait, la condition naturelle des dieux : apparaître dans les livres. Et souvent dans les livres que peu de gens lisent.” (Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, Gallimard, 2002).

 

 

Ariane, quant à elle, revient dans une « danse ailée » après qu'elle eut déjà lancé les dés dans un autre de vos précédents recueils (Ariane lance les dés, La Sirène étoilée, 2012). Dans toutes ces mythologies, que vous inspire Ariane en particulier ? Quel est selon vous le fil qui nous permet de ne pas nous égarer dans cette vie ?

Que notre vie se démène dans un labyrinthe, chacun de nous n’en a-t-il pas l’expérience? Qu’il n’y ait dedans pas d’autre minotaure que nous-mêmes c’est ce qu’il nous faut apprendre et si fil rouge peut nous aider à en sortir il me plaît de croire qu’il peut nous être tendu par la main de lumière de quelque Ariane mystérieuse, plutôt danseuse qu’enseignante, ou sirène issue de l’onde, qui pourrait bien aussi se dire “Ariane 17”. Encore n’interviendra-t-elle qu’en faveur de celui qui a fait intensément l’expérience de l’égarement.

 

 

Avec votre Sirène étoilée, n’avez-vous pas créé votre propre mythologie ?

A chacun sa mythologie sans doute, mais peut-être lui est-elle plus donnée qu’il ne la crée. Dans une mythologie, quelle qu’elle soit, le sens n’est jamais clos, toujours en mouvement et se donnant selon la vision que chacun s’en fait, en fonction de sa propre expérience. Ma propre mythologie est vague, ouverte, dynamique et la Sirène étoilée peut bien en être la figure centrale, comme ordonnant autour d’elle la danse des mythes qui à un moment ou un autre peuvent m’être des repères, mythes d’une ou l’autre tradition ou œuvres et vies d’écrivains, poètes, artistes qui ont pris pour moi une telle dimension.

 

 

On sent aussi à vous lire un intérêt pour le « passé gaélique » d’Irlande ou d’Ecosse, peut-être pour leur puissance à la fois mythologique et mystique ?

Notre culture, en France, selon la tradition dominante, est judéo-gréco-chrétienne et ce qu’il y eut d’abord de celte sur notre terre y fut occulté, tout de même résistant dans l’ombre. Cela en Irlande et au Pays de Galles (plus vivement qu’en Ecosse) est resté plus vif, quoique surtout réduit à des éléments folkloriques en raison de l’absence de littérature écrite et de la soumission à l’apostolat chrétien. Que saint Patrick en soit le héros est une ironie qui me sidère ! Sur ce terreau celte, qu’on aurait tort de réduire à ses traces dans les îles britanniques et quelques foyers bretons, s’est constituée la première Europe, antérieure à celle imposée par Rome (voir mon Abécédaire des Celtes, Flammarion, 2001) Quant au rapport du “passé gaélique” et de la poésie le mieux est d’aller voir La Déesse blanche de Robert Graves (Editions du Rocher, 1979)

 

Je trouve l’image de ces fleurs qui « sont les paupières des héros morts » très émouvante quand on la rapproche des tombes des victimes de la shoah évoqués dans le poème intitulé Derrière l’étoile - Tombeau de Nelly Sachs. Ceci n’est pas une question, juste un moment d’émotion. Vous n'êtes pas obligé de répondre...

Une poésie en laquelle tout s’explique, se justifie, se thésifie n’est pas, à mon sens, vraiment de la poésie.

 

 

“Le vent qui mémorise la langue des morts” passe sur les tombeaux de Paul Celan et de son amie Nelly Sachs. Quel lien pour unir ces deux-là avec Nicolas Dieterlé et Hildegarde von Bingen ? Une certaine forme de mysticisme ?

La poésie, à moins de n’être que dérisoire habileté sur les tréteaux du loisir culturel, a toujours plus ou moins maille à partir avec la folie et la mort. Elle sourd en débord des balises de la raison et du bien-penser. Paul Celan et Nicolas Dieterlé se sont donné la mort, de même qu’Anne de Szczypiorski, dont je suis fier d’avoir publié L’Atmosphère est saccagée. Paul Celan et Nelly Sachs ont connu quelques mésaventures psychiatriques. Rainer Maria Rilke lui-même n’était pas psychologiquement très solide. Quant à la nonne visionnaire Hildegarde von Bingen, plus que mystique elle fut un grand écrivain hanté d'images fantasmatiques.

 

 

Vous dîtes « le jeu du monde se pose dans ta main entre l’oubli et le vertige », comment vous placez-vous dans ce monde du XXIème siècle ? Pensez-vous que chacun possède les clés pour gagner à ce jeu dangereux de la vie ?

J’ai appartenu pendant plus de cinquante ans au vingtième siècle ; sans doute connaîtrai-je moins du vingt-et-unième, dont nous pouvons être sûrs qu’il est imprévisible. Je ne puis être de moi-même que le contemporain, mais je crois (et je tiens à cette idée) que la poésie, qui en ses formes ne peut être que de son temps, n’en est pas moins en son essence intemporelle. Mais au jeu de la poésie, comme à celui de la vie il n’y a rien à gagner et si clef peut nous être utile c’est celle qui nous ouvrirait la quatrième dimension, dont la poésie tente autant que se peut d’être la parole.

 

 

Ce Ciel renversé marque-t-il la fin du paradis ?

Le paradis n’a ni début ni fin. Ce n’est qu’un thème mythologique, à étudier comme tel. Et c’est en mythologies que devraient être considérées les trois religions monothéistes qui se disputent la figure de Dieu et qui ont pris en otage la spiritualité (la capacité de toute personne à faire l’expérience de la quatrième dimension), cet élan de l’homme vers son accomplissement.

 

 

Vous avez déjà écrit votre vision de la poésie dans votre précédent ouvrage Les Mots ne meurent pas sur la langue  (lire ici la note de lecture rédigée par Anne Malaprade sur le site Poezibao), dans ce Ciel renversé vous la qualifiez de “désorientée”, comment voyez-vous évoluer la poésie à la fin du siècle ?

La poésie, par nature, ne peut qu’être désorientée, toujours en quête d’un orient qui se dérobe à elle. Ainsi échappe-t-elle à toute saisie définitive, aventure sans cesse à recommencer, expérience singulière que chacun, la prenant à son origine, ne peut que la mener en impasse puisque de poète en poète elle n’avance pas. Je la vois, dans l’inintérêt général qui est son lot, dans l’envahissante médiocrité du bavardage (et la poésie elle-même est envahie par un tel flot de petites crottes narcissiques qu’elle doit porter le fer à l’intérieur d’elle-même), dans l’oppressante bêtise techniciste, dans l’étroitesse rationalisante, perdurer coûte que coûte, ainsi qu’elle le fait déjà, en quelques catacombes.

 

 

Sans vouloir vous enfermer derrière une étiquette à code à barreaux, comment qualifiez-vous la poésie de ce Ciel renversé ?

Je donne ma langue à Bastet, déesse égyptienne à tête de chat, solaire et joyeuse.

 

 

L’interview peut-il être un exercice poétique ?

Permettez-moi de distinguer à la suite de Mikel Dufrenne le poétique de la poésie (Mikel Dufrenne, Le Poétique, Presses Universitaires de France, 1973). Le premier désigne une expérience sensible, la seconde une pratique singulière de la langue. Donc oui, ”exercice poétique” au sens large, ce peut l’être, mais ici, titillé par vos questions, je me suis placé sur une ligne d’analyse qui s’est portée sur ma propre expérience de la poésie et je n'ai aucunement fait acte de poésie.

 

 

Dernière question : quelle est votre prochaine activité pour la fin de journée : photo, écriture, vidéo, peinture, édition ?

Dormir et, je l’espère, rêver.

 

Janvier 2015