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Giuseppe Gioachino Belli

Étrange destinée que celle de ce bureaucrate romain, ballotté par les diverses fortunes qui agitèrent l’État pontifical – auquel il dut toujours sa subsistance – et la future Unité italienne, poète habile mais sans génie en italien, assidu des Académies locales, enfin sécurisé par un bon mariage qui lui permit de s’adonner à ce « vice impuni » (et secret) de l’écriture en langage romanesco. Un délicieux mélange de dialecte local, fortement mâtiné de napolitain, de jargon caractéristique de toute grande ville, d’italien en voie de modernisation et d’alternative inscrite dans la tradition romaine, dont il allait bientôt suivre de près la fixation exigeante, philologique, littéraire, pour lui donner en bref ses lettres de noblesse. Sarcastique avec les puissants, opposé aux raides abstractions « jacobines » dont sa famille eut à souffrir quand il était enfant, admiratif de l’inventivité et du féroce goût de vivre d’un petit peuple dont il n’était pas. Des poèmes à l’étonnante maîtrise formelle, dont pourrait-on dire, naît véritablement le romain en tant que langue : jusqu’au Pasolini des Ragazzi pour le moins. Inédits, circulant sous le manteau, soumis aux variations de toute transmission informelle, ses plus de 2000 sonnets dialectaux allaient bâtir le grandiose monument de la « plèbe » romaine, avec son revers de pouvoir, de violence et d’abus d’une Église corrompue et sécularisée. Et surtout, son extraordinaire richesse culturelle et linguistique due aux apports anciens (le ghetto juif, l’héritage du Latium) et modernes (l’afflux de Toscans et de méridionaux attirés par les emplois d’une Rome noire de plus en plus fainéante et parasitaire). Sonnets romaneschi et sonnets tout court (une forme inventée, on le sait, plus de six siècles auparavant en Sicile), qui demeurent, dans l’éclat sarcastique et vital de leur acuité, leur perfection baroque, leur langue à la fois minorée et « en avant » de son temps, aussi un reflet inégalé d’une société parvenue au bout d’une involution historique désastreuse, en voie de décomposition avancée, comme un grand réservoir gâté, « vermineux » (Zanzotto) d’où sont nées pour finir les deux seules très grandes œuvres poétiques du remuant XIXe siècle italien, Giacomo Leopardi e Giuseppe Gioachino Belli (1791-1863). Ce dernier, parfois, signait ses flèches poétiques 996 (sigle imitant ses initiales minuscules : ggb), presque une marque diabolique inversée pour la censure ecclésiastique, et la mémoire de l’Inquisition dont le pétrarquiste Giovanni Di Michele, on l’a dit[1], ou Campanella, et tant d’anonymes, avaient eu encore à pâtir. On appréciera, ci-dessous, la funèbre grandeur des « cadavres de morts », réunis dans la Chapelle Sixtine pour une petite messe (ou chapelle) papale, magnifique fantôme de l’imaginaire bellien (G. Vigolo). Au delà, bien sûr, de toute valeur documentaire à laquelle ne se réduit jamais la vraie littérature.

La traduction, fidèle aux choix habituels de précision et d’inventivité (y compris langagière) dont nous avons parlé naguère ici même[2], attentive bien sûr, autant que faire se peut, à la modalité du poétique voulue par l’auteur, mais sans oublier les exigences de la langue destinataire (la rime, par exemple, ne saurait aujourd’hui primer sur tout le reste), a tenté de transposer des formes sans équivalent en français. Elle a évité l’argot au profit d’une langue parlée-écrite, touffue d’élisions, proposant çà et là quelque menue innovation que le traduire en soi devrait amener plus généralement, sans enflure volontariste, dans le texte d’arrivée (ainsi, comme je l’avais fait déjà dans les sonnets publiés[3], je propose de marquer d’un accent circonflexe de ‘liaison’ les crases ou sinelefi de l’italien, qui ne font qu’une position de deux syllabes contiguës toujours perceptibles : « il y^a », par exemple, comptant pour deux positions seulement, « et^à » pour une) ; et, idéalement, jusqu’à un léger « déplacement » provisoire de la langue destinataire même. Aucune prétendue subversion là-dedans, dont parfois quelque nouveau traducteur s’enivre. Le vers, enfin, et à l’inverse des choix impairs toujours privilégiés dans les versions de Dante ou de Leopardi proposées ailleurs (voir n. 2), ne pouvait qu’être ici d’emblée reconnaissable (en français) et si possible drôle, c’est-à-dire avant tout dansant : donc le correspondant « naturel » de l’endecasillabo italien, notre bon vieux décasyllabe. Si cette danse va bien de l’avant, fût-ce entre deux trépignements rageurs sur place, il appartient au lecteur de le dire.

En Italie, c’est un spécialiste de Leopardi, non par hasard – notre ami Lucio Felici –, qui est en train de préparer la nouvelle édition complète des Sonnets de G. G. Belli, en collaboration avec P. Gibellini. Nous l’attendons avec impatience.

(JcV)

 

 

[2] http://www.recoursaupoeme.fr/rencontre/jean-charles-vegliante/gwen-garnier-duguy . Et aussi, en amont, JcV, D’écrire la traduction, Paris, PSN, 1996. 

[3] Par ex. dans Belli da Roma all’Europa (prés. F. Onorati - A. Prete), Rome, Aracne, 2010 (voir aussi  http://nositaliesparis3.wordpress.com/tag/belli/ ).

 

Sonnets de G.G. Belli sur la papauté (et alentours),
traduits par J.-Charles Vegliante 

 

 

Er passa-mano

Er Papa, er Visceddio, Nostro Siggnore,

è un Padre eterno com’ er Padr’ Eterno.

Ciovè nun more, o, ppe ddí mmejjo, more,

ma mmore solamente in ne l’isterno.
Ché cquanno er corpo suo lassa er governo,

l’anima, ferma in ne l’antico onore,

nun va nné in paradiso né a l’inferno,

passa subbito in corpo ar zuccessore.
Accusí ppò vvariasse un po’ er cervello,

lo stòmmico, l’orecchie, er naso, er pelo;

ma er Papa, in quant’a Ppapa, è ssempre quello.
E ppe cquesto oggni corpo distinato

a cquella indiggnità, ccasca dar celo

senz’anima, e nun porta antro ch’er fiato.

 

                        La r’passe

Le Pape, ce Sous-Dieu, notre Seigneur,

est un Père éterne, comm’ le Père-Éterne.

Donc il meurt pas, ou pour mieux dire : il meurt,                                                        
mais meurt seul’ment dans sa partie externe.
Car lorsque son corps cess’ de gouverner,

l’âm’, restant ferme en son ancien honneur,

n’va ni au paradis, ni en enfer,

mais passe aussitôt d’dans son successeur.
Si bien qu’ont beau changer un peu : cervelle,
estomac et oreilles, et poils, et nez,

le Pape est toujours l’même en tant que tel.
Pour cett’ raison, chaque corps destiné

à une telle encharge, tombe du ciel

sans âme, par son seul souffle animé.
4 oct. 1835
                                                                                  

Le cariche nove

Che scombussolo, eh? che mmutazione!
Da quarche ggiorn’ impoi dove t’accosti
nun trovi ppiú ggnisuno a li su’ posti;
e chi pprima era Erode oggi è Nerone.
Si cqua ddura accusí nemmanco l’osti
faranno ppiú l’istessa professione,
ché cqui adesso oggni sceto de perzone
sfodera li su’ meriti anniscosti.
Preti, sbirri, prelati, mozzorecchi,
spie, cardinali, ggiudisci, copisti,
te li vedi frullà come vvertecchi.
Spiggneno tutti, e vann’ avanti, vanno;
ma in tanti pipinari e acciaccapisti
chi ssa ar Papa che impiego je daranno?
                                                   

               Les nouvelles charges

Quel boul’versement, hein ? Quell’ mutation !
Depuis quelques jours, où que tu t’avances,
tu ne trouv’s plus personne à sa vraie place ;
et qui était Hérod’, le v’là Néron.
Là, si ça continue, mêm’ les tauliers
ne voudront plus faire leur profession,
car chaque genre de population
se glorifie de mérit’s bien cachés.
Prêtres, sbires, prélats, coupe-goussets,
espions, cardinaux, jug’s, et mêm’ copistes,
tu les vois tournoyer comm’ des totons.
Ils poussent tous les autr’s et se propulsent ;
mais dans ces fourmilièr’s écrase-pieds,
qui sait au Pap’ ce qu’ils vont lui r’trouver ?
.                                                               (1847)

Publiés dans : http://nositaliesparis3.wordpress.com/
(version légèrement différente)

 

                 Au patron Marcello

Qui donc a bâti Rome et l’Vatican,
le Capitole, et ‘Peuple’, et le Château ?
C’est Romulus et Rémus, Marcello,
alors qu’aucun des deux n’était romain.
Mais l’un et l’autr’ voulant être souv’rain
de ce nouveau pays qu’était si beau,
chacun frère ennemi de son frérot
se mir’nt d’accord le couteau à la main.
Les coups d’surin volèrent jusqu’au ciel,
et Rome devint, dès le premier jour,
comme aujourd’hui, une Tour-de-Babelle.
Tout le monde eut sa dose de rillons ;
et Rome, ces deux-là s’la disputèrent,
mais vint le Pape, retirer les marrons.
                                                                                             (27 novembre 1833)

             Le choix d’un pape

Je suis souffleur de verre, oui, souffleur,
je suis un rien, une bille, un couillon :
mais la raison, je la connais par cœur
comme n’importe qui qu’entend raison.
En choisissant un Pape, mon docteur,
dans une soixantaine de personnes,
et parfois moins encor’, c’est plutôt rare
qu’on tire avec lui les qualités bonnes.
Pourquoi faut-il toujours qu’ce soit l’un d’eux ?
Pourquoi de temps en temps on n’élit pas
un brave homme occupé à son boulot ?
Supposons : je suis là, gonflant mon verre ;
entre un’ grosse Éminenc’ qui me dit : Toi,
maître Truc, c’est vous l’Pap’ : v’nez à Saint-Pierre.
  

22 déc. 1834

 

Le cappelle papale

La cappella papale ch’è ssuccessa
domenica passata a la Sistina,
pe tutta la quaresima è ll’istessa
com’è stata domenic’ a mmattina.
Sempre er Papa viè ffora in portantina:
sempre quarche Eminenza canta messa;
e cquello che ppiù a ttutti j’interessa
sc’è ssempre la su’ predica latina.
Li Cardinali sce stanno ariccorti
cor barbozzo inchiodato sur breviario,
com’e ttanti cadaveri de morti.
En nun ve danno ppiù ssegno de vita
sin che nun je s’accosta er caudatario
a dijje: « Eminentissimo, è ffinita ».  

 

                 Les chapelles papales

La chapelle papale qu’on ramène
depuis dimanch’ dernier à la Sixtine,
c’est la même pendant tout le carême :
rien de neuf donc ce dimanche à matines.
En chaise à porteurs l’pape se radine ;
toujours quelque Éminence chante messe ;
et ce qui plus que tout les intéresse,
il y^a toujours une homélie latine.
Les cardinaux y^assistent concentrés,
la galoche clouée sur leur bréviaire,
comme autant de cadavres d’ trépassés.
Et ils ne donnent plus signe de vie
jusqu’à qu’ s’approche d’eux le caudataire,
à dire : “Éminentissim’ , c’est fini”.

14 avril 1835

 

             L’vrai vicaire de Jésus-Christ

Pie est semblable au Christ, et ces débiles
feraient mieux d’nous lâcher les roubignoles.
De fait, tu veux voir ça, mon cher Loyal,
si Christ et Pape Pie sont bien pareils ?
Le Christ pour nos péchés universaux
combattit contre scrib’s et pharisiens,
et Pie, tombé aux mains des philistins,
rame avec les prélats et cardinaux.
Pie, comm’ le Christ, a sa couronn’ d’épines,
et doit faire Eccehomo sur sa loge
à une foule folle et jacobine.
Et qu’il ne se fie pas à ces hauts cris
et bravos et de claque et fleurs en neige :
qu’il repense aux rameaux et^au crucifix ! 

8 nov. 1846