Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa place
Pour faucher, bêcher, ratisser
Je regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moi
J’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinte
Que laisserai-je dans le bitume ?
Des projets froissés
Des rêves léthargiques…
Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochent
Que restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?
ARTAUD LE MOMO
Ce dessin au fusain
Le crayon qui te défigure
Insiste sur les commissures de ton âme
La mine s’enfonce dans ton regard d’illuminé
Artaud le Momo
Hier encore
Assis à la terrasse Des Deux Magots
Où tous se figeaient
Les femmes, les hommes, les chiens
Le souffle court
Les veines à sec
Fauchés au vol
Les pigeons des jardins du Luxembourg
Vrillaient au-dessus des bassins
Se crashaient sur les chapeaux des vieilles bigotes
Tes pupilles devenaient noirâtres
Maraichage de toutes les peurs
Une éclaircie soudaine
Stupeurs éthérées
Toi le voyant, le maudit, le suicidé
Ta voix pourtant au zénith qui martelait les tombes
Artaud le Momo
Dont la poésie électrocutée
Était branchée sur des courants célestes
Impossible de ne pas trembler
Fou, dites-vous ?
Peut-être
Le roi des bargeots
Et pourtant, ta lucidité seule pour nous sauver
Alors tu t’es sacrifié
Tu as fait sanctifier ce portrait
Pour que l’on doute de ta raison
Les enfants sont les seuls à pouvoir encore te lire
Ils ne contemplent plus le vieillard précoce mais
L’image pieuse
Le jeune premier de Dreyer
Artaud le Momo
L’ami
Le frère de défonce
Celui que Prevel suivait partout
Lui, l’apôtre rongé par le doute
Par l’absence de reconnaissance
Jaloux de ton succès
Et que tu as pourtant choisi pour écrire ton évangile
Puis se glisser à tes côtés
Pour se baigner sans fin
Dans la clarté de tes limbes
FILS DE CHIEN
Je marche seul
Un village aux abords de Pitesti
Une solitude nécessaire pour ne rien reprocher aux autres
Le ciel se dandine au-dessus de ma tête
La lune y dessine des escaliers qui conduisent sûrement quelque part
J’aimerais pouvoir les emprunter
Et tirer ma révérence
Mais je dois me contenter de la boue d’une rue en travaux
Et des insultes des chiens errants
Ces fils de chien ne laissent même pas ma détresse se couler en silence
Condamnant mon errance
Pensant avoir le monopole du rejet
Du vide
De l’inutile
IMPOSTURE
Une fenêtre grande ouverte
Horizon d’un autre ciel
Bleu et vide comme celui d’avant
Similaire et lointain
Des vignes, un terrain délimité
Rien d’inédit. Le quotidien
Des souvenirs se superposent
En un calque approximatif
Fou furieux de l’inconnu
Tu as voulu tirer un trait
Redistribuer les cartes
En en subtilisant une ou deux dans ta besace
Laisser cet autre
Ce compagnon de toujours
Sur un coin de route
A la traîne
A des kilomètres de toi
Alors tu as pris tes cliques et tes claques
Tu as tissé des frontières impossibles
Entre ceux qui t’ont éduqué
Inculqué le peu que tu sais
Tu as sciemment brouillé les pistes
Abandonné ton église
Le prêtre aimant le bon vin et toute la clique
Les vieux amis
Entortillés dans le même cordon un peu honteux
Ceux qui en un coup d’œil te disaient :
Je sais qui tu es
Inutile d’essayer de nous bluffer
Alors, pris dans ta course à l’exil
A bout de souffle
Espérant que chaque pas
T’éloignerait de moi
Tu as tout essayé
Pour planter le raté
L’enfant gâté
Celui qui toujours se planquait
Entre deux sonneries de récrée
Et qui affiche à présent
Sa casquette et son cuir d’aventurier
Comme autant d’accessoires
De pastiches du théâtre mourant
Trop lourd à porter
Ton sac à dos décoratif
T’étrangle à défaut de te maintenir
Le dos bien droit, le regard fier
Un pied devant l’autre
Des crêtes en dents de scie
Le panorama te nargue
Ironie sublime
La brume masque tout
Même cette récompense te fuit
Un bâtard te reconnaît
Ange gardien de ce rien que tu cultives
Le vide de part et d’autre
Et partout
Sur les panneaux indicateurs
Mon bon souvenir
LA PIERRE TOMBALE
Je retrouve ces murets en feu
Myriades de petites taches d’ombre et de lumière
Y jouent à la marelle des lézards bariolés
Le clocher grandiloquent
Est toujours à sa place
Entre le ciel et des auréoles de pins
Perché au sommet du village
Contrefort surmonté d’une grande croix
De grottes où les plus hardis copulent
Où les enfants jouent aux adultes
Le cimetière en escalier
Amène un peu de gravité
Surtout le grincement de son terrible portail
Car ici rien ne perdure
Tout est mouvement
D’une fécondité pérenne
Balayé par de courtes saisons
Par un soleil rancunier
Laissant peu de place à l’entracte hivernal
La jeunesse de tous les pays afflue
Shorts et casquettes dans un patchwork décalé
Les gamins courent entre les pierres tombales
Indifférents aux inscriptions carbonisées
Aux supplications des veuves éplorées
Les vieilles les dévisagent d’un sale air
Avant de sourire aux soutanes
Un arbre comme un long mât
Prêt à se jeter dans le Lot
Offre un maigre territoire sombre
Dans ce désert aveuglant de visages anonymes
Un patronyme retient mon attention
Des générations au coude-à-coude
Le souvenir de la voix étranglée de mon père
Un athée convaincu
Murmurant une prière sous cape
Des imprécations mêlées de larmes
La photo jaunie d’un homme lui ressemblant
Je suis toujours incapable de nommer toutes les fleurs
Pot-pourri sans odeur
Son visage ne me dit rien non plus
Seul le goût de l’Aneth me revient
Une intuition soudaine
L’éternité pour me familiariser avec sa moustache
CALL CENTER
Pôle emploi :
La pendule énorme
qui nargue les chômeurs à la chaîne
Numéro 43
C’est mon tour.
Un seul job disponible :
Agent, dans un centre d’appel
Je signe
La migraine
Les acouphènes
Et la vieille LISE
Qui venait du Quebec
Crachant « ses hosties » à qui mieux mieux
Il fallait voir un peu sa tronche
Des couloirs de rides
Des tiffes cramés à l’acide
Des dents de pirate
Et l’odeur
Ça refoulait à 100 mètres
Le mégot froid
Le fromage rance
Voilà avec qui je devais faire équipe
Lise me suivait jusqu’à ma pause
Une épée genre Damoclès
Toujours prête à se planter dans mon cul
Et dans l’air
Cette haleine fétide
Son rire bête
Parfois la nuit
Je l’entendais me dire : « Hosties »
Et j’étais prêt à me damner pour ne plus avoir à en becter
Jamais.
Au téléphone
Mon flot était rapide
Des ventes en veux-tu en voilà
La Lise s’en arrachait les cheveux
Elle n’arrêtait pas de jacter
Pas un client
Tous l’envoyaient bouler
Ils me rappelaient ensuite
La traitaient de demeurée
Ils ne m’apprenaient rien :
Une camisole de force
Une myriade de médocs
Et elle m’aurait enfin foutu la paix
Je touchais ma prime à tous les coups
Elle en chialait
Criant à la fraude
Alors qu’elle venait juste de me taxer
Les sups débarquaient
Ils me demandaient :
« Pourquoi tu triches ? »
Alors je devenais violent
Ma belle éloquence
Aux chiottes :
Conseil de discipline
Salaire amputé
La vieille folle était tout sourire
A la pause clope
Elle se perchait
Un nouveau pigeon qu’elle repérait
Alors j’ai vu rouge
D’un coup sec :
bim, bam
Plus de Lise
Plus de prime
LE CHARDON
Dans une taverne du vieux port de Braila
Où tu jonglais avec les chopes de bière
Te faisant bousculer
Par des dockers frustrés
Refluant l’haleine des mauvais jours
Je le voyais à ton air de moins que rien
A tes lunettes rondes
Qui ne dissimulaient plus grand-chose
Pas même cette fureur
Dans tes grands yeux qui moussaient
Non de vengeance
Mais de fraternité
Dès qu’un étranger passait la porte
Avec son visage basané
Ses souliers rapiécés
Le manque de l’évasion pointait au bout de ton nez
La fraîcheur de l’horizon se frayait un chemin entre les crachoirs
Les soleils noirs de l’amitié au fond des verres scintillaient
Ta flamme en bandoulière
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir, la toucher
Elle réchauffait la Țuică
Brulait les lèvres
Asséchait les yeux
Même ton patron la bouclait
Pétrifié derrière son comptoir
Une prison de bouteilles qui l’empêchait de voir au-delà de son bar
Qu’aurait-il pu faire contre cette rage de vivre ?
Cette puissante curiosité qui à elle seule
Pourrait remplir toutes les caves de la ville
Le chardon voilà comment ton mentor te surnommait
Un Grec qui t’a initié aux belles lettres
A la géographie des cartes
Car tu as à peine connu ton père
Tu pouvais donc l’imaginer dans tous les visages
Les mendiants de passage
Les bohémiens de grand chemin
Vagabond des rails voilà ce que ta mère ne voulait pas que tu deviennes
La pauvre sentait que son fils lui échappait
Qu’il tissait la nuit des lignes vers l’infini
Blanchisseuse de métier, elle voulait te voir épouser une gentille fille
Monter ton propre commerce
Te construire une maison dans son jardin
Te libérer un temps de tes chaînes pour en enfiler de nouvelles
Toi, simple bon à rien rêveur
Tu aurais retourné la terre pour un seul de ses sourires
Alors tu as passé des heures assis face au Danube
A demander au fleuve de te guider
Tu suppliais même parfois mais toujours ce silence implacable en ricochet
Jusqu’au soir du miracle
Le vent frappait tes tempes
La pluie te rentrait dans les oreilles
Mais toi tu surnageais à contre-courant
Et le Danube te prit en pitié et te répondit enfin
Il décida à ta place
Rien ne pouvait plus t’arrêter
Pas même celle qui s’était sacrifiée
T’offrant ce rien jusqu’au dernier grain
Elle aussi tu as dû l’enjamber
La route et la misère comme descendance
La tristesse de ta défunte mère fixée à jamais
Dans chaque prunelle de femme que tu croiserais
LE PIQUET
Apprendre oui
D’une bouche cruelle
Non merci
Ma tignasse était bien trop rebelle
Mon stylo dérapait
De la leçon
Il n’en avait que faire
Il préférait délirer
Sur la petite Audrey
Ou la Vanessa
Au choix
La Michelet s’en rendit compte
Au piquet et que ça saute
Le front collé à la peinture
Les mains noircies derrière le dos
Mes chefs‑d’œuvre confisqués
Les camarades hilares
Audrey et ses yeux secs
La nuque définitive de Vanessa
Les bourrasques de la mère Michelet
Une heure, deux heures, trois parfois
A compter les fissures
Quand soudain
Un rayon s’égarait
Réchauffait mon coin d’ombre
Comblait les blancs
Des gâteries d’un autre monde
Celui d’avant les lundis
Où les dimanches s’étiraient à l’infini
Les cerises en cascade
L’indigestion obligée
Les tentes dressées au milieu du jardin
Ma couche sous les étoiles aux côtés des copains
Nos flèches en pierre dans les carreaux du voisin
La Michelet tira aussi sec le rideau
Fin de mes jeux interdits
Retour au mercredi
Au mur fraichement repeint
Aux rires bêtes
Pleurant sur la lumière
Qui continuera sa route
Et moi je serai là
Captif
Lorgnant du coin de l’œil
La mappemonde pour école buissonnière