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Grenier du Bel Amour (12)

 

Vers la dernière des glaces.

 

 

Nous n’en avons jamais terminé de redécouvrir le génie de Dante.

Et il est profondément satisfaisant, de ce point de vue, après la publication de son œuvre par la Pochothèque chez Hachette, sa parution dans la collection de la Pleïade, la traduction intégrale de la Divine Comédie à l’Imprimerie Nationale, la récente traduction en poésie Gallimard, d’avoir accès  à la première partie de cette dernière dans la collection de la Petite Vermillon aux éditions de la Table Ronde.

Autant dire que nous sommes confrontés là aux cercles de l’Enfer tels que nous les rend le poète d’origine belge William Cliff.

Dans une volonté clairement affirmée de nous rendre le texte facilement accessible en le débarrassant « des noms inutiles ou des références fastidieuses ». Et il est bien vrai que, parfois, Dante pouvait se révéler rébarbatif par ses allusions à ce qui était certainement évident pour ses contemporains, mais pouvait nous sembler étrangement lointain.

Qu’on se rassure, pourtant ; l’édition qui nous est ici présentée est bilingue – et il suffit de se reporter aux tercets d’origine pour retrouver, éventuellement, tout de ce qu’on a voulu ainsi nous épargner.

On ne peut nier, d’autre part, que cette « idéologie » de l’Enfer soit profondément marquée par les thèses de l’Eglise médiévale : on y trouve ainsi, successivement, tous ceux qui ont succombé à ce que l’on considère alors comme les péchés capitaux, et les « sodomites » y apparaissent, par exemple, au troisième étage du septième cercle, en compagnie des usuriers, après les « rebelles contre Dieu » (ou, tout du moins, ceux que l’on tient pour tels), et avant, dans le cercle suivant, les « simoniaques » et les « devins ».

Sommes-nous sûrs que, aujourd’hui, nous aurions de ces vues-là ?

On ne peut toutefois s’empêcher de relever que la description (et donc le texte corrélatif) se fait de plus en plus précise et circonstanciée à mesure que l’on s’approche du repaire du Diable, comme si le péché s’aggravait d’autant plus que l’influence satanique se précise.

Ou alors, de fait, plus on s’avance dans la découverte de fautes « innommables », plus il est besoin de les détailler et d’en dresser un  impitoyable tableau, et plus on a la prescience du « prince de ce monde » qui se tapit dans son lac de glace ?

Car c’est bien une chose à relever : contrairement à notre imagination coutumière, Lucifer, l’archange déchu, ne se complaît pas dans d’inextinguibles incendies, mais il est le maître du froid le plus insupportable.

Oh ! Je sais bien : on pourra toujours arguer que, dans la sensation que nous en avons, « la glace brûle », mais il faut bien avouer que ce n’est quand même pas la même chose que de découvrir le Diable au milieu des flammes ou se hissant à demi d’une éternelle gelée :

 

   « là l’empereur du règne de douleur,
Le torse à moitié sortant de la glace,
Se montrait dans sa monstruosité »

 

Et c’est une représentation qui aura longtemps cours ! Il suffit de se souvenir de ce que, au XVII° siècle encore, celui que nous tenons pour le fondateur des sciences modernes et le premier des rationalistes, c’est-à-dire, nommément, Galilée, consacrera de très savants calculs à tenter d’évaluer la température de cette glace…

Sans oublier que les « péchés » ont parfois de très étranges attraits – malgré de qu’il est convenu d’en penser et d’en décrire : il est important, me semble-t-il, de relire entre autres tout le dialogue de Dante avec Francesca da Rimini (dans le cercle des « luxurieux »), pour constater l’intense nostalgie qui s’en dégage, comme la « tentation » de l’amour fou est quelque chose de prégnant (la Vita Nuova n’est pas très loin !), et comme la poésie qui s’en dégage atteint quasiment au sublime :

 

   « Un jour, par plaisir, nous lisions tous deux
Comment Lancelot tomba amoureux :
Nous étions seuls et ne soupçonnions rien.

   Plusieurs fois nos  yeux cessèrent de  lire,
Nos visages changèrent de couleur
Mais ce qui nous vainquit surtout ce fut

Quand nous lûmes que le sourire aimé
Fut embrassé par ce fameux amant :
L’homme à qui je suis ici enchaînée

   Du coup me baisa la bouche en tremblant.
Vous connaissez l’auteur de cet ouvrage,
Nous n’en lûmes pas alors davantage… »

 

 

Oui, par delà les siècles qui ont passé, par delà bien des jugements très différents, par delà la diversité des idéologies régnantes, comme il est bon d’en revenir à celui qui fut l’un des plus grands poètes de notre continent, et quelle heureuse initiative que de nous en donner à lire l’essentiel dans une version à laquelle nous pouvons avoir, intellectuellement, accès sans la moindre difficulté !