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Grenier du Bel Amour (15)

On ne peut lire, à ce qu’il me parait, le dernier ouvrage de Gérard Pfister en faisant l’économie des deux recueils qui l’ont précédé, et dont le titre était déjà très parlant : « Le grand silence » voici trois ans, qui annonçait bien des thèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, ou, l’année dernière, ce « Le temps ouvre les yeux », qui nous force à nous poser bien des questions sur le monde où nous croyons vivre… Le tout regroupé sous le titre générique « La représentation des corps et du ciel », et chacun de ces volumes étant sous-titré « Oratorio ».

Oratorio, en effet, tant le langage y est épuré, tendant vers ce qui serait un silence essentiel, comme le « gonflement » musical de ce silence où nous apprenons à nous affranchir de ce à quoi une langue trop connue nous contraint malgré elle. Comme le note d’ailleurs l’auteur dans un petit texte qui porte le nom de « Cet art du peu » : « C’est un combat inégal que le langage nous impose, tellement il nous est devenu familier et comme naturel, et, dans sa fausse évidence, nous retient prisonniers. Mais comment pourrions-nous espérer recouvrer notre liberté sans combattre le maléfice par quoi elle nous a été confisquée ? Cet  art du peu est donc aussi le plus risqué et le plus nécessaire qui nous oblige à porter le fer là même où nous avons été défaits : là où les mots ont pris la place de notre vie. »

On a aussitôt envie de dire : tentative réussie !

Et serais-je emporté par ma passion personnelle lorsque j’aperçois des parentés qui me semblent évidentes avec la pensée de maître Eckhart (particulièrement avec son poème « Le Grain de sénevé) - et, plus largement, avec tous les thèmes de la théologie négative comme ils ont été déployés par Grégoire de Nysse dans sa « Vie de Moïse » ou par le pseudo-Denys dans sa « Théologie mystique » ?

Après tout, l’ « oratorio », en creusant notre langue, ne commence-t-il pas par « à présent/ il fait nuit// et tout/ est clair » − pour se poursuivre bien plus loin par « pourquoi/ avoir eu peur// de la matière/ du vide// pourquoi /avoir voilé// de noir/ cette lumière// des corps// (…)//et tu es/dans l’absence// (…)//rumeurs/ avant de s’écouler// au grand jour/ du silence » ?

Et si c’était cela, décidément, la poésie ?

Cet art de limer le langage pour lui faire rendre gorge de ce silence primordial que nous ne pourrons jamais « dire » − comme au ras de ce silence, et de cette ineffable transcendance dont il tente comme il peut de rendre compte ?

Le recueil s’intitule : « Présent absolu ». Et n’est-ce à ce Présent que nous sommes ainsi introduits − sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a de présent que par l’effet d’une Présence qui s’impose à nous… ?

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de faire paraître : Le Bel Amour