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Hopkins et Mandelstam

Qu’est-ce que le mutisme lorsqu’il est choisi[1] ? Celui d’une personne qui se tait, et dont l’absence de parole peut justement être éloquente, une forme de parole en soi ? Au titre de Bourdieu, Ce que parler veut dire, on pourrait en ajouter un autre : Ce que se taire veut dire. En fait, se taire est, ou peut être, précisément un acte de parole, c’est pourquoi dans Saint Augustin et les actes de parole, Jean-Louis Chrétien consacre tout un chapitre à l’acte de « Se taire[2] ». Le mutisme, la suspension ou l’arrêt discursifs ont pour figures de rhétorique l’aposiopèse, l’ellipse ou en mode ironique la prétérition, où parle ce que l’on tait ou veut taire ou dans le cas de la prétérition, ce que l’on prétend vouloir taire. Je crois que la poésie est souvent impliquée dans des considérations qui ne sont pas d’ordre littéraires. Ainsi, le sujet du silence, même lorsqu’on le relie à la poésie, dépasse des considérations purement esthétiques. Le mutisme peut être soit choisi soit imposé. Il peut également être une maladie. Dans ce cas-là le mutisme peut s’accompagner de surdité : le célèbre roman Le cœur est un chasseur solitaire (1940) de l’écrivain américain Carson McCullers tourne autour de John Singer, un homme dont la personnalité n’a par ailleurs rien d’extraordinaire, qui est entièrement défini par le fait qu’il est sourd-muet, cette caractéristique le rend mystérieux pour les autres personnages et on lui prête toutes sortes de pensées, d’intentions et de pouvoirs sans savoir qui il est vraiment. Le mutisme choisi peut signifier – sans doute, entre autres -, oui ou non. Il peut vouloir dire le consentement, comme il peut être celui de la résistance, comme ces esclaves noirs transportés de l’Afrique vers les Etats-Unis et qui refusaient de parler par fierté, pour éviter de révéler à leurs exploiteurs la souffrance qu’ils éprouvaient[3]. Le mutisme ultime est celui de la mort, qui met fin à toute possibilité de dialogue. En même temps il ouvre la voi(e)/(x) à toutes sortes de possibilités de communication, y compris celle de la littérature et de la poésie lorsqu’elle donne aux morts de parler. D’autre part, puisqu’il s’agit d’un phénomène de parole, sonore ou ayant trait à l’ouïe, on n’est pas surpris de constater que pour certains poètes, y compris les deux dont il est question ici, Hopkins et Mandelstam, la poésie est surtout un art oral. Hopkins avait pu dire : « la poésie que je compose est orale, faite sans papier […][4]», alors que Mandelstam avait l’habitude de composer ses poèmes mentalement avant de les dicter à sa femme. Ce n’est pas non plus un hasard si pour le genre de poète qu’est Hopkins ou Mandelstam, la poésie, ou plutôt le poème, est surtout quelque chose qui se reçoit : l’acte énonciatif est le fruit d’une capacité d’exclure non pas le monde mais le bruit du monde, d’une capacité d’écouter intensément et de se tenir tranquille quand bien même le poète serait dans l’œil de l’ouragan. Rilke ne dit pas autre chose lorsqu’il conseille ainsi le jeune poète : « Laissez à vos jugements leurs développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du plus profond de votre être, et ne peut souffrir ni pression, ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement[5]. »

Ainsi, écouter et parler vont ensemble. Qu’est-ce qu’on écoute, qu’est-ce qu’on entend, qu’est-ce que l’on vit, lorsqu’on ne parle pas ?

Tout d’abord on constate que pour Hopkins, le Hopkins de 1868 au moins, le silence a une double valeur : il est privatif, et il est plénitude. Les deux premières strophes de ‘L’habit de perfection’ proposent une version du silence sans doute familière des mystiques ou des poètes métaphysiques du dix-septième siècle anglais qui pratiquaient volontiers l’oxymore :

 

Silence élu, chante pour moi,
Frappe la conque de mon oreille,
De ton pipeau mène-moi aux calmes pâtures,
Et sois la musique que je voudrais entendre.
 

Lèvres, ne formez nul mot ; soyez d’adorables muettes ;
C’est la clôture, que la cloche du soir annonça
Du lieu où toute reddition accède,
Qui seule vous rend éloquentes[6].

 

Contrairement à ce que je viens de dire, le silence n’est pas le lieu d’où sort le poème. En effet, le silence est lui-même le poème, le chant, la musique, il agit sur le poète en le frappant, les lèvres ne sont éloquentes que lorsqu’elles ne disent rien. Ce poème est le seul qui mentionne le mot de « silence » dans toute l’œuvre poétique de Hopkins. Le poème date de janvier 1866 ; le 21 octobre Newman le recevra dans l’Eglise catholique. Il songe à entrer dans les ordres mais il ne deviendra jamais le moine (ou d’ailleurs la moniale) qui pourrait être le locuteur du poème ‘L’habit de perfection’. Le silence est également présent, même s’il s’agit de mutisme dans le texte anglais plutôt que du mot silence, dans un poème qui précède « L’habit de perfection » d’un an et demi, « Havre céleste ». La locutrice du poème, une sœur au moment de sa prise de voile, demande de demeurer là « Où la houle glauque fait silence dans le havre,/A l’abris du roulis de la mer[7]. » Il entrera chez les Jésuites en 1868. Il s’impose de ne plus écrire de poésie, et lui-même appelle cette privation le silence, rompu seulement en 1875 de façon spectaculairement bruyante. Le silence qu’il vit pendant ces dix années sans écriture poétique n’est pas le silence monacal. Le poète n’est pas enfermé ou cloîtré. Il demeure dans le monde. Hopkins se détourne du silence tel qu’il se trouve dans ces deux poèmes de jeunesse, et vit une autre sorte de silence jusqu’à 1875, silence qui le mène au cœur de la tempête. De ce silence, il en sort encore plus vivant, que dis-je, mille fois plus vivant, qu’avant, et c’est pareil pour sa poésie. Ce silence se termine donc par la rédaction en décembre 1875 du « Naufrage du Deutschland ». De la période qui la précède, Hopkins dit au moins deux choses : « Depuis longtemps hantait mon oreille l’écho d’un rythme nouveau que je réalisai maintenant sur le papier[8]. » Ce qui se réalise sur le papier n’est donc pas des idées ou une succession de vers mais un rythme. La poésie est ici uniquement sonore, même et surtout lorsqu’elle reste à l’état d’ébauche non pas dans la tête du poète mais dans son oreille. Le « silence élu » lui a frappé « la conque de l’oreille » et le résultat en est le « Naufrage ».C’est le silence élu, qui n’est évidemment pas le silence des Trappistes par exemple, qui permet à Hopkins d’entendre le nouveau rythme, son nouveau rythme. L’ode de 1875 est donc le mariage de ce nouveau rythme avec l’événement historique que signale le titre du poème, rassemblé dans le poème avec la théodramatique des trois premières strophes qui donne son ton et qui jette son sens et sa violence sur tout le reste du poème. Et cette rencontre retentissant a lieu dans le calme le plus absolu, au cœur de la nuit, dans une chapelle, dans le silence de la prière, dans l’intériorité la plus parfaite. La deuxième chose que dit Hopkins à propos de la période qui précède la rédaction de l’ode est : « la strophe mentionnant Brême est la première, je crois, que j’aie écrite après un intervalle de silence de dix ans et avant que j’aie arrêté mes principes…[9] » Hopkins « arrête [ses] principes » en s’appuyant sur l’écho du nouveau rythme qu’il a entendu pendant sa période de silence. Mais, en dehors du fait que Hopkins n’écrivait pas de poésie à cette époque, et en acceptant que c’est la parole poétique de la grande ode qui rompt ce silence, quelle était l’étoffe de ce silence ? Hopkins regarde, écoute, étudie, il lit, il découvre. Il fait la découverte déterminante de sa vie, celle de Duns Scot, le scholastique qui comptait plus pour lui que tout autre écrivain ou penseur, et le confirma dans sa singularité ainsi que  - et c’est sans doute la même chose -, son originalité poétique. Il correspond. Il tient un journal auquel il consigne des observations naturelles minutieuses en se servant de toutes les ressources de la langue :

Un beau coucher de soleil : les hauteurs du ciel d’un bleu parfaitement clair enjambées par une large chaussée en pente (s’élevant de droite à gauche) de nuages en mèches ou en touffes, les mèches couchées en travers ; le jaune du couchant baigné de lumière, mais se perdant au sommet dans une écume de nacre d’un blanc délicat et tacheté de grosses touffes de nuages d’un roux entre le brun et le pourpre, quoique bordés de lumière cuivrée. Mais voici pourquoi je note tout cela ; auparavant, j’avais toujours tenu le couchant et le soleil pour tout à fait hors de calibre l’un par rapport à l’autre, comme ils le sont en vérité physiquement, car l’œil, après avoir regardé le soleil, est aveugle à tout autre chose, et, si l’on regarde le reste du couchant, il faut cacher le soleil, mais aujourd’hui je les ai conjoints dans un même motif en faisant du soleil la véritable prunelle, le point de mire de l’ensemble, ce qu’il est. Il était en pleine activité, jetant des bouffées de lumière et saillant aussi fortement sur le pré qu’un cabochon ou un godron sur le nœud de la tige du calice ; c’est en vérité quand on le situe ainsi qu’il forme un motif avec le ciel[10].

La précision avec laquelle Hopkins observe la nature (que la traduction ne restitue peut-être pas totalement) lui servira, sous une autre forme, pour la poésie qu’il écrira. Son journal prend fin tout d’un coup, en mi-phrase, sans explication, en février 1875, puis en décembre de la même année il entamera la rédaction de la grande ode « Le naufrage du Deutschland ».

Le silence poétique, l’écho du nouveau rythme qui hante son oreille, sa découverte de Scot, l’aiguisement de son œil et de ses sens et l’emploi d’un langage adéquat pour nommer ses perceptions, l’évolution de ses notions personnelles : voilà l’étoffe de cet intervalle de dix ans sans rédaction poétique mais qui devait avoir un impact définitif sur sa poésie et sur son identité. Toute sa poésie et toute sa poétique s’enracine dans cette période où Hopkins s’abstient d’écrire de la poésie mais où l’explosion révolutionnaire de sa poésie vivait comme en germe, se préparait, attendait son moment.

Une autre sorte de silence poétique touche Hopkins une deuxième fois lorsqu’il rédige quatre ou cinq sonnets en Irlande vers la fin de sa vie, alors qu’il n’a pas écrit de poésie depuis un certain temps : « Au bout d’un long silence, j’ai écrit deux sonnets, que je suis en train de réviser ; si jamais on a déjà écrit ‘dans le sang’, on peut dire que c’est le cas de l’un d’eux[11]. » Le silence ici est l’autre versant de celui qui précède la rédaction de la grande ode de 1875. La nouveauté de la découverte, l’exultation offerte à Dieu lorsque le poète saisit quelque chose de Lui parmi les phénomènes naturels, n’y sont plus. Le poète est éprouvé à la fois dans sa vie professionnelle, et intérieurement. A la différence du premier silence poétique, celui-ci est involontaire plutôt que choisi, puisqu’auparavant il se plaint de manquer d’inspiration, même si il se plie à ce qu’il perçoit comme la volonté de Dieu.

Mais lorsque le poème vient, que ce soit en 1875 ou en 1885, il rompt le silence avec la même intensité et surtout avec la même charge dramatique. Comme la grande ode, ces poèmes portent la marque du dialogue, que ce soit entre le poète et Dieu, ou entre le poète et lui-même, comme dans le sonnet magnifique « My own heart let me more have pity on » (« Mon propre cœur, que j’aie plus en pitié »). Dans certains de ces sonnets, il donne chair à la pensée, au verbum mentis qui peut rester entièrement intérieur, d’une façon différente par rapport aux romanciers justement du monologue intérieur. Dans le sonnet « Patience, tâche ardue », Hopkins écrit : « Nous entendons notre cœur crisser sur lui-même[12] ». De ces sonnets, Hopkins écrit : « Quatre d’entre eux me sont venus comme des inspirations non sollicitées [unbidden] et contre mon gré[13]. » Cette poésie n’est pas sollicitée, pas plus que celle de Mandelstam le sera. Et la dimension dialogique de la poésie de Hopkins, comme encore une fois celle de Mandelstam, tient aussi dans le dialogue entre parole et silence, ou la lutte entre ces deux entités. Chez Hopkins, il s’agit d’une lutte entre deux volontés : la sienne et celle de Dieu ou sa perception de celle-ci. Ces sonnets mettent en scène également la lutte du poète pour comprendre la volonté divine, car celle-ci, et c’est là où je veux en venir ici -, lui semble réduire sa propre parole au silence, et c’est la deuxième sorte de silence poétique que je viens d’évoquer :

 

…la parole
La plus sage née de mon cœur, le non brut du ciel opaque
Arrête ou l’emprise d’enfer empêche. La tenir inentendue
Ou, entendue, inécoutée, me laisse seul, ex-commençant[14]. [Or heard, unheeded, leaves me a lonely began.]

 

La situation décrite ici semble équivalente au fait de ne pas avoir parlé du tout. Dans une autre tonalité, le sonnet « Je m’éveille et vis la nuit brutale, non l’aube », Hopkins dit quelque chose de similaire : « Et ma plainte/Est cris sans nombre, cris comme lettres perdues/A lui, l’ami aimé, qui vit hélas ! au loin. » Le silence de l’autre, de l’ami divin, « arrête » et « empêche » la parole poétique sous son aspect de communication. Il est donc question ici de la promulgation ou de la propagation de la parole. Il semblerait s’agir ici de ce qu’on appelle en français une fin de non-recevoir, du silence indifférent, ou apparemment indifférent de l’interlocuteur visé. Et à mes yeux ceci concerne la réception des poèmes de Hopkins à la fois de son vivant et par la suite.

Car le rôle du silence dans sa carrière poétique se voit reflété dans la réception – ou plutôt la non-réception –, de sa poésie. L’histoire de la publication des écrits de Hopkins – histoire qui est, pour certains d’entre eux, toujours en cours -, et de la réception longue et difficile de l’œuvre ne commence que vraiment presque trente ans après le décès du poète. Son ami proche Robert Bridges recouvre de silence les poèmes de son ami jusqu’à 1916, lorsqu’il en inclut un certain nombre dans une anthologie, puis en 1918 propose au public la première édition des poèmes de Hopkins. La ou les raisons de ce silence n’ont jamais été éclaircies. Mais je voudrais insister sur le fait que ce silence ne me semble pas être étranger aux poèmes eux-mêmes ; en un sens il y est déjà présent, à l’intérieur d’eux, d’autant plus que la poésie de Hopkins se veut, d’après le poète lui-même, expérimentale. D’une part leur nouveauté n’était tout simplement pas recevable avant la révolution poétique moderniste des années 1910 ; puis vraisemblablement Bridges lui-même, qui ne cachait guère son peu de goût pour les poèmes du Jésuite, n’avait pas vu combien était grande la poésie de Hopkins. En même temps on lui sait gré d’avoir veillé soigneusement sur la production poétique de son ami, ainsi que ses lettres. Ce n’est qu’au fur et à mesure du vingtième siècle que petit à petit la poésie et la poétique de Hopkins commencent à se faire connaître, à faire parler d’elle. De son vivant, il n’a presque rien pu publier, et c’est là un vrai exemple de silence, lorsque des textes comme ceux de Hopkins sont privés ou coupé d’un lectorat potentiel. Le « Naufrage » est d’abord accepté puis rejeté par le journal jésuite The Month ; un autre poème sur un naufrage, « La perte de l’Eurydice », est également rejeté par la même revue. Parmi ses quelques lecteurs, ce n’est pas sûr qu’ils aient compris la poésie de Hopkins, son approche poétique, ou son originalité. Il y avait donc un élément de censure dans le traitement de Hopkins et de sa poésie. Certains poèmes de Hopkins visiblement mettaient son ordre mal à l’aise, et plutôt d’accepter ce que le poète lui-même proposait, la Compagnie préférait lui faire des commandes une fois de temps en temps, ce qui pouvait donner des poèmes qui ne sont pas tous les meilleurs de Hopkins.

On retrouve chez Mandelstam (1891-1938), « le plus grand poète russe du vingtième siècle » selon Joseph Brodsky, certaines marques de l’échange entre la parole poétique et le silence que je viens de décrire chez Hopkins. On peut arrêter le dialogue entre deux personnes en les empêchant de communiquer, on ne peut pas empêcher le dialogue du poète avec lui-même, quand-même on lui couperait la langue. Condamné au silence, l’identité poétique de Mandelstam reste intacte, voire plus puissante que jamais :

 

En me privant des mers et de toute l’espace,
En me donnant une parcelle de terre de la taille de mes chaussures, avec des barreaux autour,
Qu’avez-vous obtenu ? Rien :
Vous m’avez laissé mes lèvres, qui forment des mots, même en silence.[15]

 

Que ce soit sous le régime stalinien en Russie ou hitlérien en Allemagne ou en Autriche, les poètes, des poètes, ont souhaité, ont eu besoin de continuer à parler, à écrire, même si cela devait leur coûter la vie, et en effet cela leur a bien coûté la vie dans certains cas. La parole poétique, lorsqu’elle cherche à dire la vérité, et à dire la vérité, ou des vérités, qui ne sont pas forcement bonnes à entendre pour certains, est douée d’une force menaçante, d’une capacité à provoquer. Il n’est pas forcement souhaitable qu’un poète soit trop proche du pouvoir politique. Le romancier Graham Greene, dans son essai « La vertu de déloyauté », déclare sa préférence pour Robert Southwell, poète torturé et pendu sous Elizabeth I, par rapport à Shakespeare, qui, selon Greene, sacrifia sa liberté d’écrivain aux honneurs et à la richesse. Plus récemment, lorsque le président Obama a invité Dylan à chanter à la Maison Blanche, Dylan n’a pas souhaité se faire prendre en photo avec Obama et la première dame comme la plupart des autres artistes invités ; il ne s’est pas manifesté pour la répétition. Il a chanté sa chanson puis il est reparti. Et Obama a trouvé cela très juste. « On veut que Dylan soit sceptique, » a-t-il dit. 

On ne s’étonne pas que la veuve de Mandelstam, Nadezhda, écrivait que son mari fuyait le pouvoir instinctivement. Une fois on lui avait annoncé que Trotski allait se joindre à lui pour prendre le petit déjeuner. Malgré le fait que le poète n’avait pas mangé à sa faim depuis longtemps, il a filé à l’anglaise pour pouvoir éviter le chef russe. Une autre fois, on l’avait convoqué afin de lui proposer un emploi dans une administration, le bureau populaire des affaires étrangères. Le haut fonctionnaire des lieux l’a reçu lui-même et lui a demandé de rédiger un télégramme en français pour voir s’il en était capable. Entretemps le fonctionnaire s’est absenté. Mandelstam profita de l’absence de celui-ci pour fuir, alors que selon sa veuve il aurait pris le poste s’il avait eu affaire à un bureaucrate de moindre importance[16]. L’état soviétique regardait Mandelstam avec de plus en plus de méfiance et de soupçon. On a fini par priver Mandelstam du droit de publier. Auparavant on avait d’ailleurs fait pression sur les éditeurs de ne pas publier les travaux de ceux qui étaient comme des ennemis de la Révolution de par leur classe sociale (en anglais, « class enemies »). La période de silence ou de mutisme poétique de Mandelstam recouvre les années 1926 à 1930 ; elle est dûe à la souffrance et aux humiliations intellectuelles et personnelles vécues par le poète[17].

Le premier recueil de Mandelstam s’intitule Pierre. Mandelstam choisit pour titre une matière archaïque, résistante, plus ou moins immuable, immobile, silencieuse. Le premier poème de ce recueil, poème sans titre, renforce l’impression que la relation au silence sous-tend la poétique de Mandelstam : dans un poème ultérieur, Mandelstam parlera de « l’ancien chant,/Langage de silex et d’air »[18]. Le premier poème de Pierre, poème qui est sans titre, consiste en un seul quatrain :

 

Bruit sourd et plein de prudence
Du fruit qui tombe de l’arbre
Parmi l’inlassable chanson
Des profonds bois en silence…[19]

 

Une traduction anglaise de ce quatrain parle du « bruit sans paroles » du fruit qui tombe et de « la musique silencieuse de la forêt ». Mandelstam déclare d’emblée une de ses intentions poétiques : donner la parole, au moins donner un nom, à ce qui est sans parole, et faire entendre la musique poétique de ce qui est silencieux. L’expression en oxymore est claire : rien n’est silencieux, tout parle. Le fameux morceau de John Cage, 4’ 33”, dont la partition pour orchestre existe bien entendu, ne dit rien d’autre. Le silence dans ce cas-là est la somme des bruits que j’entends lorsqu’il n’y a pas de bruit.

Le silence et le calme habiteront la poésie de Mandelstam jusqu’à sa mort ; le silence et le calme, ou l’aspiration vers ces choses. L’ouïe de Mandelstam est d’une finesse justement inouïe. Il fait attention à ce à quoi il est peu fait attention habituellement, et surtout il l’écoute. Ici c’est la lenteur qui rime avec le silence. Dans un poème de 1912, il écrit : « J’écoute la croissance des mottes de neige », où le verbe écouter est autrement plus prégnant que voir ou regarder. Plus tard, il écrit de façon similaire : « J’entends, j’entends la première glace/Qui bruisse sous les ponts ». Ou bien, dans le poème qui commence « O cette lente, cette suffocante étendue ! » : « J’écouterais sous l’écorce des bois flottants/Grandir les cercles de fibre. » 

Lorsque Mandelstam reprend la plume en 1930 après quatre années de silence poétique, l’on constate à quel point le mutisme devient littéralement impératif. Lorsqu’il se remet à écrire, c’est pour imposer ou s’imposer l’obligation de se taire : ainsi, un poème d’octobre 1930 commence :  

 

Ne parle à qui que ce soit,
Oublie tout ce que tu as vu :
Oiseau, vieillarde, cage
Ou encore : quoi que ce soit…[20]

 

Ainsi, par cette prétérition, Mandelstam parle en affirmant l’impératif de se taire. Il s’agit de sa liberté de parole, de parole poétique à une époque où il y avait une « littérature officielle » à laquelle il n’était pas question que Mandelstam se souscrive, la liberté aussi d’affirmer la liberté de garder le silence. L’élément dominant dans ce qui est présenté comme une série de fragments numérotés de poèmes détruits est la nécessité impérieuse de se taire, nécessité qui n’est pas ici vraiment expliquée : « Tais-toi ! A propos de rien, jamais, à personne - /Là le temps chante, sur le lieu de l’incendie… » Le prochain poème commence : « Fais silence ! Je ne crois plus à rien. » Le poète affirme donc bruyamment comme l’indique les points d’exclamation, le besoin ou plutôt la nécessité de se taire, mais cette poésie est tout sauf nihiliste, les circonstances politiques et la vie intellectuelle restreinte du poète l’appellent sans doute à chercher un langage autre, ou à lancer des interdictions de parole pour que s’entende mieux ce que Mandelstam ailleurs « le bruit du temps ». Une version de cette idée se trouve déjà dans un poème de 1915, qui commence : « Nuit sans sommeil. Homère. Voilures étarquées. » Le poème se termine ainsi :

 

Homère et l’océan, tout est mû par l’amour.
Moi, qui dois-je écouter ? Homère ici se tait
Et voici que la mer, ténébreuse, oratoire,
Déferle pesamment à mon chevet.[21]

 

La traduction anglaise oppose, plus que ne le fait ici la traduction française, le son de la parole de Homère et le grondement de la mer : « the black sea, thunderous orator,/Breaks on my pillow with a roar. » Le discours de la mer est fort comme le tonnerre, la mer déferle d’un grondement.

En Russie, le régime stalinien est insupportable surtout pour un poète comme Mandelstam, même si un régime répressif peut renforcer l’identité poétique. Mais la poésie de Mandelstam fut perçue comme une menace. En 1933, Mandelstam écrit « Le montagnard du Kremlin », puis le récite à un groupe d’amis. Le poème lui vaut sa première arrestation, la torture, puis l’exil. Il retourne à Moscou avec son épouse, en mai 1937, et exactement une année plus tard, en mai 1938, il est à nouveau arrêté.

Même dans des circonstances éprouvantes, voire intolérables, Hopkins et Mandelstam ont en commun de continuer à croire à la puissance des ressources de leur langue maternelle respective, et d’y exprimer se réjouir à la fois de la vie même, de leur liberté ne serait-ce qu’intérieure pour Mandelstam, et du langage poétique. La poésie de chacun respire le calme de la maîtrise et de l’autorité poétique. Enfin, silence en poésie rime surtout avec présence. La poésie de chacun des poètes dont j’ai parlé est habitée par ce que David Le Breton dans son ouvrage « Du silence » appelle « une qualité de présence » : ce n’est d’ailleurs pas pour rien que René Gallet a intitulé son  livre sur Hopkins Excès de présence. David Le Breton écrit : « La qualité de présence dispense de toute parole superflue, mais elle confère aussi un sentiment renouvelé de vivre, elle est dispensatrice de sens[22]. »

 

 


[1] Cet article reprend l’essentiel d’une communication faite lors de la journée d’étude « Représentations du silence », qui a eu lieu le 6 décembre 2012 à l’université d’Artois, au sein du laboratoire Textes et Cultures EA 4028, dans l’axe de recherche « Translittéraires ». Cette journée a été excellemment organisée par Jaël Grave, que je remercie vivement ici.

[2] Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin ou les actes de parole, Paris : PUF, 2002, 91-104.

[3] Cf.  l’essai de Geoffrey Hill, ‘Language, Suffering and Silence’ in Collected Critical Writings, Oxford: Oxford University Press , 2008, 394-407; voir plus particulièrement 395-399.

[4] V. René Gallet, G. M. Hopkins ou l’excès de présence, FAC-éditions, Paris, 1984, 20.

[5] Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, trad. Bernard Grasset et Rainer Biemel, Grasset : Paris, 1937, 34.

[6] Gerard Manley Hopkins, Poèmes/Poems, Jean-Georges Ritz (trad., introd. et notes), Aubier – collection bilingue, Paris, 1980, 103.

[7] Ibid., 91. Le premier vers cité se lit anglais : « Where the green swell is in the havens dumb ».

[8] Gallet, op. cit., 24.

[9] Ibid.

[10] Gerard Manley Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de desseins, choix et traduction de Pierre Leyris, Paris : Seuil, 1980, 45-46.

[11] Gerard Manley Hopkins, Letters to Bridges, 219.

[12] G. M. Hopkins, Le Naufrage du Deutschland suivi de Poèmes gallois, Sonnets terribles, trad. René Gallet, présenté par G. Hill, Paris: Orphée: La Différence, 1991, 91.

[13] Gerard Manley Hopkins, Carnets – Journal, Lettres, op. cit., p. 218 (traduction légèrement modifiée).

[14] Trad. de René Gallet, G. M. Hopkins ou l’excès…, 192-193. On n’est pas surpris d’apprendre que l’un des jets précédents du poème contenait le mot de « silence », mais Hopkins ne l’incorpore pas dans un vers entier.

[15] Traduction modifiée de Philippe Jaccottet, in Revue des Belles-Lettres, n° 3-4/1980 (Cahier Mandelstam ; ci-après RBL), 109, en lisant la version anglaise de Clarence Brown et W. S. Merwin, Osip Mandelstam, Selected Poems, Penguin : Harmondsworth, 1977, 108 (1973).

[16] Cf. Nadezhda Mandelstam, Hope Against Hope: A Memoir, Max Hayward (trad.), Penguin : Harmondsworth, 1983 (1970), 122-123.

[17] Cf. l’introduction de Clarence Brown de Osip Mandelstam, Selected Poems, Clarence Brown, W. S. Merwin (trad.), Penguin: Harmondsworth, 1977 (1973).

[18] RBL 65.

[19] RBL 27.

[20] RBL 75 (trad. légèrement modifiée).

[21] RBL 39.

[22] David Le Breton, Du silence, Métailié, Paris, 1997, 230.