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Il reste le “monde” du mime

À l’insomnie des étoiles, le sommeil perdu des pierres et des arbres se déclame en une voix qui erre dans ma chair. Il a le visage d’un nain rouge et je ne remarque rien sinon le bleu de ses doigts. Il provient du dedans de la poésie, un royaume oublié et comme effacé, au-delà des mers – comme ce pays sans légende dont le poète disait qu’il se mourait de froid. L’oiseau qui le guette a bien quatre ailes, il est le conte et le conteur
poète.
Cette nuit, c’est à toi que je parle. Poète. Comment, sinon, l’oiseau qui guette porterait-il quatre ailes sans couleurs ? Non pas des couleurs éteintes ou encore translucides – de simples couleurs sans couleur. Turc, ton oiseau a bien quatre ailes aux couleurs sans couleur, il transporte le vide ensommeillé des étoiles. C’est cela, la voix qui erre dans mes chairs. La voix devenue douce de l’écriture ayant cessé. Non pas de s’écrire. Juste cessé. Le bruit assourdissant du silence de l’écriture. Elle peut cela, l’écriture, poète, elle peut entrer dans le grand silence de l’immense bavardage, incessant bruit du monde se prenant pour un écho d’éternité. Quel conte peut être enfanté dans un tel silence ? Dans l’immensité muette du bruit emplissant chaque pore de la peau de chacun des êtres qui nous entourent, poète. Il y a tant et tant de mots pour faire un tel uniforme de bavardage que plus un mot vrai ne parvient à se coudre dans la tunique. Comprends-tu, poète. J’essaie de dire à ta place et, ce faisant, de dire l’impossibilité de dire. Si on se regardait toi et moi, si tu n’étais pas un simple livre mais bien encore un poète de chairs et d’os, autre chose que le roulis lointain de ta voix, on les verrait ces mots, assemblées en corps désarticulés, particules de vides affirmant un être sans consistance. Sinon, la foi en la réalité de l’illusion. Nous sommes plongés dans une étrange histoire, poète ; là, une « réalité » s’est emparée de la vie. Comme par une sorte de coup d’Etat en dedans de chacun. C’est pourquoi il reste les bribes de la mémoire et des mémoires. Mais cela n’est pas encore assez clair : nous parlons ici de ce temps où l’illusion a mis un point final aux chants très anciens.
On pourrait tout aussi bien écrire que le monde est un poisson.
Et alors ?
Turc, ton oiseau a bel et bien quatre ailes ; il s’en est allé de ce lieu vers un autre lieu, par l’univers. Il est le conte et le conteur, la voix qui erre dans ma chair, le chant ancien, très ancien, de la pierre d’hier. Je t’écoute, Fazil, le poète, et tu ne me parles pas. On te pensera mort. Sans doute. L’époque est tristement binaire. Tu ne dis pas ce que j’écoute de toi. Il n’y a pas d’étiquettes possibles quand tu es une écharpe nouée autour des nuages, Fazil. Tu comprends ? Aucun verre étiqueté dans lequel enfermer celui qui est écouté tandis qu’il ne parle pas. Dans ce monde de l’un ou de l’autre, on te pensera mort. On te sait mort, une histoire ancienne, au-delà des mémoires des hommes et des arbres, quand le sens de l’unicité s’est égaré. Afin d’oublier combien nous sommes devenus des mythes sans hommes, nous racontons cette histoire ancienne à nos enfants, l’histoire de vaisseaux perdus à la suite de l’effondrement de continents entiers, l’histoire de déluges. Un humain lointain qui faisait corps avec l’univers. L’éternelle histoire des bonnes femmes. On a brûlé des sorcières pour moins que cela. C’est pourquoi, nous qui sommes morts, tous, nous dirons que toi, Fazil, toi, poète, tu es cela même. Le mort. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est une drôle d’époque, celle où les morts rigolent des vivants, et crachent la haine au visage des arbres du chant ancien. Une bien drôle d’époque, Fazil. On croirait voir des armées de morts s’extraire des cimetières et hurler à tue-tête « Nous sommes les vivants !, nous sommes les vivants ! ».
Et alors ?
Tu es un mort qui erre en moi et cependant se tait, Fazil, le poète. Ne me parle pas, surtout ne me parle pas ; il y a tant et tant de bruit déjà. On dirait l’immensité d’un silence, des plumes soulevées par des océans. Le gîte de la canaille, Fazil. Et devant ce précipice, face à la préoccupation que cela représente, surgit la voix de toi, Fazil le poète. La voix du mort. De la mort et des morts. Une voix morte, Fazil. Comprends-tu ? La signification de la mort de la voix ? Elle est comme la réalité – une image devenue le réel. Une falsification devenue reine, et roi pour faire bonne mesure. Les copeaux de nos vies se dissolvent dans le cœur absent d’une simple image. Et nous prétendrions dire ta mort. Nous le prétendrions.
Que peuvent les mots d’un poème, Fazil ?
Tu posais la seule, la vraie question. La lettre a pris d’assaut le sens et ses coups de boutoir ont mis un terme aux arbres et aux fleurs, aux nuages et aux étoiles, aux vies et aux morts. La lettre a renversé le sens et s’est emparée de la place-forte, Fazil, c’est cela la leçon du 20e siècle. Nous pensons que la vie perdure après, quand il ne reste que les bribes des mémoires de notre mémoire. Un récit. Les hommes sont devenus l’image du récit qu’ils se font d’eux-mêmes, tu sais, poète. C’est pourquoi, aussi, il n’est plus réellement possible de raconter d’histoires. Le conte s’est absenté de l’âme de l’homme. Reste le mime. Qui saura expliquer un tel événement ? Une pincée de lune se levant sur des matins fanés ? Tu sais, Fazil, de l’attente d’un charpentier est né un couperet. Et le monde pèse plus lourd que toutes les plumes réunies. Les pages sont écornées, jaunies et les mots sont devenus des flocons sombres de prose. C’est cela, l’histoire récente des hommes, Fazil. Un fruit talé. Que peuvent les mots de ton poème ?
Tu erres dans ma chair, ta voix
poète.
Tu es là, posé sur l’hêtre de la table. Silence grognant en lettres immobiles. Il y a bien des chaises, par centaines, mais elles sont vides. Comme après la noce, quand elle n’a pas eu lieu. Les visages absents sont noirs de suie. Et l’argile s’émiette à l’échine du ciel. Tu sens cela ? La poésie reliquaire, un sens pour définir l’image de nos vies. Et quel autre sens donner aux vagues précipitées d’un monde devenu prose ? Tu ne dis rien. Non, tu ne dis rien. Et comment pourrait-il en être autrement ? Ressens-tu l’insondable de cette tristesse ? Quel chagrin, cette prose étalée devant nous et pendue aux crocs des bouchers qui parlent et disent, qui parlent encore et disent et redisent l’image frelatée de ce monde. D’autrefois, les crocs des bouchers demeurent. Une image d’Épinal, l’entretien de la nostalgie. Un moment où le mot « être » se disait encore – et signifiait dans le réel. Lointain comme le sont les mythes oubliés. Parfois, je me plais à imaginer la venue du conteur d’hier, le Grec, et, sais-tu Fazil ? Nous sommes ceux là même qui l’avons plongé dans la cécité. Il est reparti, bâton en main, hirsute dans ses haillons, les pieds laminés, et, en chemin, il s’est égaré le long des vagues crénelées du passé. Je l’ai imaginé venir à nous et puis repartir. Homère est mort, et nous l’avons tué, Fazil, comprends-tu ? Vivre dans un drame d’une telle intensité n’est guère aisé, c’est pourquoi nous nous en sommes remis à l’image. Vivre dans une image et ignorer l’existence même de cette image permet de prolonger l’illusion de l’être de l’image. Nous sommes à ce détour étrange du chemin et nous avons cessé de voir le chemin. C’est pourquoi le poète est devenu aveugle, pourquoi sa cécité silencieuse est le sens réel de notre aveuglement.
Fazil, que reste-t-il du réel du monde en un monde enfermé dans tant de prose ? À quel moment, mieux : à quel instant cesse-t-on d’être une brisure de poésie ? Et devient-on cela, un bruit de prose, métastase guerrière du bavardage globalisé ? Le reflux de la poésie nait de la négation des instants, quand l’instantané devient tellement présent que les instants le composant, disparaissent avant même de survenir. Dans cette image falsifiée du monde, nous sommes devenus la globalité de ce même monde. Et, étant devenus l’ensemble, nous nous sommes perdus en tant que parties. Nous avons cessé d’être des instants, dans le devenir instantané de tout ce qui fait le monde. L’instant, la Parole perdue. La poésie dérobée aux hommes par les hommes eux-mêmes. Qui saurait s’opposer au vol de lui-même par lui-même ? Personne. C’est pourquoi, nous ne sommes entrés dans aucun siècle. Nous sommes sortis, juste sortis.
La prose est un négationisme, Fazil, une façon de réfuter la Grande Catastrophe de la mort de la poésie. Nous sommes parvenus aux temps de la solution finale au problème de la poésie constitutive de l’être homme. C’est pourquoi je te regarde, toi, le livre, sur la table de hêtre, et te voyant je ne te vois pas, Fazil. Tu es et tu n’es pas, tu es là et tu n’es pas là, Fazil. Tu es la silhouette lointaine, les haillons de l’aveugle perdu en chemin et toutes les embûches du voyage t’ont vaincu, une à une. Il n’est aucune île à l’horizon, pas de pelote tissée, détissée la nuit, et retissée le jour. Sauf à recomposer l’âme de chacune de nos âmes. Quand le fait même de l’âme est un fait mort. Comment le pourrions-nous, Fazil ? La voix qui erre dans ma chair me pousse à recomposer tous les fils de toutes les pelotes et cependant la voix parle en silence. Elle se heurte à un roc. La voix parle depuis un bateau, avant qu’il ne s’échoue et pourtant le son qui parvient à mes oreilles est celui des brigands s’acharnant sur les restes de l’équipage échoué sur le rivage. Et si je lève les yeux, j’aperçois un grillage.
Se souvenir de l’instant précis où l’instant cesse. Où le reste, tout le reste commence. C’est toi, le Turc, toi que j’observe du coin de mes doigts. Tu es là, poète rectangulaire aux pages noircies. Tu es là, sur la table de hêtre. Et là, tu te tais.  

 

  

 [Carnets du recours au Poème
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