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Inadaptation

 

Au moment où j’ai fermé à clé la porte de la chambre d’hôtel,
j’ai été pris par une peur soudaine.
J’ai craint les vastes possibilités qui alors
s’ouvraient devant moi
et j’ai serré la clé dans ma main.
J’ai pensé que ce serait mieux de rentrer
et de fermer la porte,
puis de passer cet après-midi tout seul,
entouré des meubles et d’autres choses
qui donnaient clairement à voir le temps anonyme.
J’ai toutefois pris le couloir
et pendant que je descendais l’escalier
l’idée du retour à la chambre
m’est revenue.
Je suis descendu et j’ai laissé la clé à la réception
où il n’y avait personne
et je suis sorti dans la rue.
Ce n’est qu’une fois sur le trottoir,
et après avoir entendu le bruit qui à ce moment de la journée
était particulièrement fort, que j’ai pris la décision
qui m’a paru, au moins dans un premier temps,
la plus appropriée.
Une trentaine de mètres à gauche de l’hôtel
il y avait un carrefour et en face un bar où
je me rendais souvent pour passer le temps.
Cependant, j’ai compris que je n’avais rien à passer,
que le temps devant moi était complètement vide,
totalement incertain.
En attendant le feu vert au carrefour,
je me tenais près d’un kiosque
où j’ai pris quelques journaux
que j’ai choisis selon la qualité du papier.
Je suis entré dans le bistrot et, en les feuilletant,
j’ai découvert qu’au cours de la journée j’en avais déjà parcouru certains.
J’y ai trouvé un article dans lequel on parlait
de mon pays et que j’avais déjà lu le matin même.
En lisant maintenant phrase par phrase,
j’essayais de pénétrer leur sens plus profond
faisant appel à mes propres jugements sur
tout ce qui était écrit là.
Deux choses m’embrouillaient dont je n’arrivais pas
à me débarrasser :
mon rapport émotionnel envers ce que j’ai appelé
“mon pays” m’était impossible à définir.
En même temps je liais la confusion des sentiments, à laquelle j’étais
complètement soumis, à mon propre vide.
Je cherchais des mots avec lesquels je pourrais clairement
exprimer mon état actuel,
et le seul mot qui ne me sortait pas de la tête
était le mot INADAPTATION.
Je n’étais pas sûr de ce à quoi il se rapportait
ni d’où il venait.
J’étais plutôt disposé à croire que c’était un mot
que j’avais entendu ou lu quelque part, puis apposé
tel un autocollant dans un nouveau contexte.
Je m’interrogeais sur la véracité du fait
que les mots, comme à présent inadaptation,
puissent déterminer mon état actuel.
Alors je me suis rappelé que précisément
ce jour-là à Naschmarkt, en reliant
des mots de divers contextes,
j’ai pu construire une image merveilleusement convaincante.
Une Tzigane, en effet, vendait
là la camelote la plus stupide et devant
sa marchandise il y avait une petite plaque avec le nom
JOVAN NIKOLIĆ. Juste au moment où
je lisais le nom écrit,
la femme alluma une cigarette
et ensuite posa le paquet sur lequelle
était écrit MEMPHIS.
Je me suis rappelé que dans les nouvelles
de guerre de Krleža  les officiers fumaient des cigarettes
Memphis et le mot suivant que j’ai
lu était GALIZIEN
écrit en grosses lettres
au-dessus de la porte d’un troquet puant et bon marché
une vingtaine de mètres plus loin.
Et il m’est devenu clair que tous
ces Nikolić, que tous ces Memphis,
que tous ces Galizien,
intégrés dans un ensemble stupide et
en apparence indifférent, n’étaient rien d’autre qu’un
humus où poussait
le mot INADAPTATION qui ne me
sortait pas de la tête
et que je ne pouvais m’expliquer.

J’ai entendu un noir dire au serveur :
“Une bière, s’il vous plaît” et je savais
qu’il y avait un lien entre ce
noir dans le bar et l’autre bonne femme Nikolić
à Naschmarkt,
que l’un et l’autre vivaient
en dehors du cadre que je me suis approprié
et dans lequel je me sentais entièrement moi.
Ensuite je suis sorti et je suis allé au cinéma.
Après plusieurs années
je regardais de nouveau Easy Rider.
A la moitié du film je me suis levé
et j’ai quitté la salle en ressentant
de l’embarras comme un timide dans un cinéma porno.
En me retrouvant dans le hall, j’ai vu
une cabine téléphonique d’où j’ai
appelé la réception de mon hôtel.
Quand j’ai entendu le signal “occupé”,
j’ai poussé un soupir de soulagement.
Les voix des gens qui étaient au comptoir
se mêlaient au bruit des voitures.
Quand je suis sorti dans la rue
j’ai vu que les nuages remuaient
et que dans leur chaos apparent ils reflétaient
une logique parfaitement claire,
et que la nuit tombait,
et que dans un ciel gris sombre
se dessinaient les hautes grues du chantier
d’en face,
et qu’une grande affiche avec une publicité pour les cigarettes
CAMEL, apposée sur une clôture en bois,
semblait complètement irréelle,
et qu’elle aussi entrait dans un schéma déterminé
que je ressentais si intensément pendant tout ce temps-là.

Traduit du croate  par Brankica Radić