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IVAR CH’VAVAR & CAMARADES : CADAVRE GRAND M’A RACONTÉ (anthologie poétique).

 

En 1986 paraissait la première édition de Cadavre grand m'a raconté, une anthologie réalisée par Henri Lepécuchel, Ivar Ch'Vavar et Martial Lengellé, une anthologie qui se définissait comme regroupant la poésie des fous et crétins dans le Nord de la France (1970-1985). Trente ans plus tard (ou presque) paraît la troisième édition de cette anthologie : la période bornée par les deux dates a disparu, les maîtres d'œuvre ne sont plus les mêmes, le nombre de pages non plus (il a augmenté de 104 à 528), le format s'est réduit de 21 x 29,7 cm à 16,3 x 23 cm, le nombre de poètes est passé d'une vingtaine à plus de 90 (en comptant les auteurs collectifs) : c'est dire que cette nouvelle édition est considérablement augmentée.

Le projet est clairement énoncé dans le sous-titre : il s'agit de donner à lire la poésie écrite par des fous et des crétins en picard. Fous et crétins auxquels s'ajoutent les naïfs selon la quatrième de couverture de la présente réédition. Poésie écrite en picard, mais pour éviter tout malentendu il faut s'entendre au préalable sur le mot picard. En 1986, paraissait le n° 1 d'une nouvelle revue lancée par Ch'Vavar, L'invention de la Picardie. Ivar Ch'Vavar et Martial Lengellé, dans leurs "confidences" de l'époque, donnaient une définition de la Picardie qui explique le choix des poètes ici regroupés : "La Picardie […] c'est la Picardie DONT le Nord-Pas-de-Calais (et les deux tiers du Hainaut belge), c'est-à-dire le pays où l'on parle PICARD, - en aucun cas la "région Picardie" seulement". L'ambition des deux auteurs est linguistique et non régionaliste… Ici, on trouvera des auteurs qui ont la Picardie au cœur, même si tous ne parlent pas le picard…

Comment parler d'une anthologie ? La diversité des voix rend la chose impossible. On se bornera donc à quelques remarques générales pour donner envie de lire ce choix. Curieusement mais paradoxalement, les textes écrits en picard ne sont qu'une petite minorité dans cette anthologie. Certes, il y a quelques tentatives pour inventer de nouveaux langages qui font penser aux écritures paralloïdres d'André Martel mais les textes français sont très majoritaires. Ensuite, on remarquera une extrême liberté à l'égard de la forme poésie (lettres, proses inclassables, charades, jeux divers, contes…) qui semble correspondre au statut marginal des auteurs. Même les notices de présentation de ces derniers sont de véritables "poèmes" et l'on se demande alors si c'est la réalité qui dépasse la fiction ou l'inverse ! Certains des poètes de la première édition (comme Martial Lengellé , Régis Lengellé, André Leseigle ou Philippe Pinel ont purement et simplement disparu. Certes, on peut en trouver une raison dans ce qu'affirme Martial Lengellé en 1986 : "Non, je n'ai certes pas le droit d'être ici" ; faut-il y voir l'illustration de ce que dit l'éditeur à propos des rapports de Ch'Vavar avec ses compagnons et collaborateurs qui sont qualifiés d'étranges et indémêlables ? Je ne sais pas ! Au-delà de la parité hommes/femmes, on peut relever la marginalité de presque tous les auteurs par leur non appartenance de près ou de loin au milieu littéraire… La postface de Charles-Mézence Briseul, l'éditeur, contient ces mots éclairants : "Cette infra-humanité […] détient un peu plus de vérité ontologique que le commun des mortels". À constater la décérébration généralisée du troupeau des mortels, on n'est pas loin de partager cette opinion.

Voilà pourquoi il faut lire "la poésie des gens de peu, les écrits des gens de rien" ; même si, par ailleurs, certains se situent en dehors de ces catégories. Car cette anthologie permet de comprendre ce qui se joue dans le débat littéraire entre l'authenticité qu'on trouve ici et la superficialité qu'on voit comme un spectacle à la télévision. Même si le côté christique ou réactionnaire de certains textes en apprend long sur ce qui se passe dans la tête de ces gens de peu ou de rien, ce qui peut choquer certaines âmes convenues et convenables…