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J‑M Sourdillon, Dix secondes tigre

Avec Dix secondes tigre de Jean-Marc Sourdillon, les éditions de L’Arrière-Pays donnent à lire un texte d’une grande originalité, propre à nous interroger sur l’acte poétique, et qui interpelle dès le titre, dès le tigre : le titre déjà bondit sur le lecteur, l’arrache à la somnolence de ses certitudes littéraires.
Qu’est-ce qu’un poème ? Le temps est-il une valeur égale ? Comment survient la « déflagration silencieuse » au sein de notre émotion, comment soudain feule le tigre et marque notre temps de ses mâchoires implacables ? Mais l’épigraphe donne tout de suite de premiers appuis : ce sont les Poteaux d’Angle de Michaux, qui donnent son titre au livre : « Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ? » Car certes, ces instants extrêmes, fascinant, consumant, froissant l’être tout entier, ces instants sont d’une grandes rareté et, ce faisant, d’une valeur exceptionnelle.

Chacun par devers soi tourne dans son attente et se dit ou redit à la manière d’une prière ces mots que tu as déjà dû entendre mille fois : « Une fois, tigre, rien qu’une fois, voir par tes yeux. Dix secondes, cesser d’être une proie. Avoir brûlé au moins en rêve un instant avec toi ».

La poésie serait l’entreprise intégrale de signification de ces émotions ; et leur fugacité, l’indicible de leur apparition sublime, rendrait naturellement la poésie impossible. Pourtant, celle de Jean-Marc Sourdillon n’appartient pas à la puissance, au déploiement de la force mobilisée afin de déployer assez d’énergie pour faire plier les choses dans le langage, les gauchir et leur faire dire plus qu’elles ne voudraient. Cette poésie est souple, délicate, attentive. Elle se plie aux choses pour mieux les capter, recueillir un peu de leur secret, plutôt que violente et domesticante ; elle se déplie dans la prose ou le vers, selon les contraintes du terrain. Car le tigre, « l’Intranquille et le surgissant », appartient à l’indicible, au jaillissement d’une saveur (de sang ?) de l’origine, dont le retour est toujours inattendu. Finalement le tigre ne représente que la figure radicale de notre existence, de sa fragile incertitude.

Le tigre n’est pas le prisonnier de sa cage. Non, il
l’habite, il la hante.
Comme hante son beau pelage rayé
la grande flamme inapprivoisée.

La simplicité de la voix de Jean-Marc Sourdillon, c’est le sifflement tranquille du marcheur qui sait les risques de son chemin (sans les identifier vraiment, objectivement), qui poursuit sa quête et fait ainsi preuve, sous les traits de la vraie modestie, du plus haut courage. Cette disposition amoureuse à l’égard des choses, pourrait-on dire, pleine de respect et de sagesse, est propice à capter la « révélation » contenue dans les êtres, à apercevoir en eux le « naissant ». Ce faisant, de tableau en tableau, dans la dynamique tranquille de ce parcours – le mouvement printanier de la croissance (phusis disaient les anciens Grecs) –, un voyage s’accomplit. Un livre s’écrit.

Un arc d’air
avec des flammes,
une frontière
qui change de place.

Et si ce qu’on avait oublié
là-bas de nouveau naissait.

L’inflorescence d’un forsythia, la lumière d’un jour de septembre, le bêlement de moutons, la correspondance de l’odeur du lilas et des paroles de trois adolescentes… Voilà quelques unes des étapes, des sensations que décrit Jean-Marc Sourdillon. Les images sont rejointes par des mots, des phrases, et leurs mouvements réciproques les entraînent les uns et les autres. Le poète-marcheur n’est pas un démiurge, il n’emprunte des chemins que pour mieux les restituer dans le langage ; et encore, là les mots ne seront que pour rappeler le chemin parcouru, celui de la sensation à l’intérieur du corps, le plus loin possible des contraintes objectivantes de l’esprit ; et encore à nouveau, plus qu’il n’emprunte, ce sont des images qui le traversent, qui empruntent le substrat animé de sa personne, et le conduisent où elles-mêmes se rendent.
Le poète poursuit sa marche, car il a confiance dans son regard gardé nu, dans son corps laissé ouvert, accueillant ; les choses lui offriront peut-être la grâce de leur (re)naissance, et sinon, qu’importe, son chemin au moins ne sera pas errant, mais cohérent –‘’co-errant’’ avec les choses.

Cette démarche contemplative, observatrice de la naissance du naissant, n’est-elle pas à la source de la poésie ? N’est-elle pas, dans son travail affectif, un exemple d’humanité, alors que résonne le vacarme de la pulsion, son instinct de maîtrise sur toutes choses, de désaffection ? N’avons-nous pas davantage à recevoir qu’à prendre des choses ?

Mélodie en sourdine,
qui très légèrement s’échappe,
échine de chèvre ou de chamois,
par où s’entrouvre une perspective
qu’il n’y avait pas.
Pas de but, de destination
autre que d’être là,
disponible, presque sans poids,
sur le point soi-même de se détacher,
d’être ce chemin parmi les herbes,
mince, sinuant selon sa loi,
aller tout doucement en s’effaçant,
toujours plus loin
selon l’échine de chèvre
ou du chamois.