À pro­pos de lec­ture poé­tique cer­taine – celle qui con­siste à s’emparer du recueil d’un autre,  et non pour son auteur, à réciter le sien –, il y aurait ce critère : ce qu’il en reste après.   J’entends par là une mémoire vive de cette lec­ture, son empreinte insis­tante et ressen­tie, sa représen­ta­tion dynamique et imagée, sa relance idéelle, toutes mar­ques main­tenant comme incrustées, con­trastant – par leur  nou­veauté ou leur  car­ac­tère d’inouï – avec ce qui est su, enten­du ou  vu déjà, imposant une sorte d’« ailleurs », de déplace­ment, de dépayse­ment qui fascine, résiste ou se partage.

Jacques CAUDA, Les Berthes,  90 p, Z4 Edi­tions, Paris, 2018

 Il faut bien sûr que ce dont on  par­le ici s’im­pose par une présence iden­ti­fiée ou les signes pro­mus à sa suite – fig­ures, visions, enchaîne­ments, pen­sées inédites ou de flamme. Le même effet serait absent si ne per­sis­tait au-delà de la « forme » – car celle d’un genre lit­téraire ne suf­fi­rait pas – un  improb­a­ble dans la langue, un traite­ment d’elle capa­ble d’une  péné­tra­tion  – celle qui fait par­venir, rejoin­dre, accéder – avec ou sans la dite Beauté – à un cela même en nous et comme à notre insu. Là  serait  l’essence à saisir et retenir des vrais poèmes, œuvres avant tout de l’esprit. Hegel le pen­sait, qui plaçait la poésie au faîte des réal­i­sa­tions de l’Art, pour la rai­son de ses pou­voirs intimes.

Ce recueil de Jacques Cau­da, approcherait d’une telle gageure. On sor­ti­rait de là, désori­en­té, sur­pris, mal à l’aise et comme à la fin, soulagé de l’épreuve, d’une com­pag­nie pesante, dés­espérée, inavouable et mys­térieuse, à force d’une idio­syn­crasie codée, de provo­ca­tions nos­tal­giques, d’ob­jur­ga­tion à des présences ou des ombres, de défis déjà per­dus con­tre le réel, la des­tinée, le temps et la Mort. Qua­tre par­ties com­posent l’ensemble, allant de lieux investis, sou­venus, à ceux de per­son­nes présen­tées comme chères ou moins. On y trou­vera  des stro­phes brèves ressem­blant à des haïkus, de plus longues en forme d’élégies, mais on ne sor­ti­ra pas indemnes– comme dans notre hypothèse – de la troisième, inti­t­ulée : Sup­plé­ment d’âmes.

Il s’ag­it alors de la mort, par­faite­ment inter­pel­lée, vis­itée, scrutée, fouil­lée en terre ou déter­rée, avec ses hôtes grouil­lants ou volatils qui lui tien­nent com­pag­nie, ne l’ac­ceptent pas, s’en repais­sent, la décom­posent. Le corps, lui, tou­jours là, offert et con­som­mé, n’en peut mais et d’une main décharnée, vous agrippe.  Serait-il alors ré-invité par le pein­tre, qui aurait renon­cé bien sûr aux anges, et pour con­clure, con­vo­querait à  cette noce des fins, son mod­èle nu, pré­texte à un autre aban­don­né, ter­ri­fié, jouis­sant, empli de ques­tions muettes ?  Loin de Dante qui juge, dia­logue avec eux ou apos­tro­phe les morts,  d’un Baude­laire qui imag­ine la camarde et ne s’en remet, Cau­da avance en elle, toute en chair, os et ver­mine. Du lieu du verbe cru­ci­fié à une renais­sance, de la toile au sup­plice de sa couleur, de l’ob­scène ameuté à sa représen­ta­tion prise à témoin !

 

                                  Va près des faces
                                     Frémir d’un grand frémissement
                                       Quand la mer se regarde va…

 

Com­ment alors – vivant encore – sor­tir sauf du voy­age ? Le poète gag­n­erait une place à ce critère de la lec­ture trou­blante qui dérange et voudrait – dans le même temps – faire voir le jamais vu, l’in-entendu ou le lais­sé jusque là, pour compte. Avant que l’œil – pré­da­teur à sa manière, la main qui trace – ou se saisit des mots, n’essayent ici de faire « ren­dre l’âme » à l’âme. Une si belle expression. 

 

 

 

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Claude-Raphaël Samama

Claude-Raphaël Sama­ma est un uni­ver­si­taire qui, out­re ses travaux d’études et de recherch­es en anthro­polo­gie cul­turelle et en philoso­phie, a pub­lié très tôt – en par­al­lèle à d’autres ouvrages – des livres de poésie. Au poème isolé, indi­vidu­el, cir­con­stan­ciel, il a sou­vent préféré de larges com­po­si­tions poé­tiques au ser­vice d’une grande thé­ma­tique ou d’une visée élargie.

  • Désarmer la nuit aux Edi­tions Saint- Ger­main-Des-Près, fondées par Jean Orizet et Jean Bre­ton, est son pre­mier recueil.
  • Savoirs ou les jeux de l’Oir, sous-titré Quan­tiques chez Galilée (1980), fut un livre remar­qué de décon­struc­tion séman­tique et phonologique de la langue, mais pour forcer sa poéticité.
  • Le Livre des lunes,   Inter­textes (1992) est un ouvrage de chants poé­tiques – précédés de Haïku pour saluer la lune – qui font écho au foi­son­nement sym­bol­ique lié à l’astre lunaire  et ouvrent à ce qu’une lec­ture poé­tique peut engen­dr­er sur le reg­istre de l’imaginaire, à par­tir d’un tel anal­o­gon et au-delà de ses métaphores  traditionnelles.
  • Les poèmes du soi — Vari­a­tions sur le thème de l’unité, La Présence et l’Exil — Pros­es poé­tiques et En regard des jours (2012), tous trois chez L’Harmattan, Col­lec­tion Poètes des cinq con­ti­nents, ont suivi. Plusieurs des textes de ces derniers recueils ont con­nu d’abord une pub­li­ca­tion dans la revue Phréa­tique, où Gérard Murail, Georges Sédir et Mau­rice Couquiaud ont, tout au long, été atten­tifs au tra­vail poé­tique de l’auteur. Jacques Eladan, cri­tique de poésie et auteur d’une Antholo­gie des poètes juifs de langue française, où il fig­ure, Cour­celles édi­tion (2ème édi­tion, 2010), a sou­vent soutenu aus­si sa démarche et son inspiration. 
  • Around cir­cles. Autour des cer­cles, Edi­tions Car­ac­tères (2000), écrit directe­ment en anglais puis traduit en français pour servir à l’expérience d’un con­tre­point de langue et de « tonal­ité », con­stitue un « exer­ci­ce spir­ituel » de dépayse­ment et de décou­plage de la réal­ité entre ses com­posantes famil­ières et son essen­tial­ité poé­tique. Dans cet esprit,  il a aus­si traduit 51 poèmes de W. B .Yeats, dont cer­tains encore inédits en français, aux édi­tions Petra en 2018.
  • 105 essais de Minia­tures spir­ituelles, Maison­neuve et Larose (2005) se com­pose d’une série de textes courts extrême­ment con­den­sés – l’idée ayant d’abord été de con­cevoir des poèmes sur les poètes (…) – où l’écriture poé­tique est mise cette fois au ser­vice d’un « méta-dis­cours » dont le thème est une œuvre et son auteur, poète ou non. Ces derniers se voient alors rap­portés autant aux « images » lais­sées à une postérité, qu’à une com­plic­ité révérente ou cri­tique avec cha­cun. On y trou­ve Valéry, Gongo­ra, Donne, Auden, Rim­baud, Dau­mal, Borges, Keats, Stend­hal, Laforgue, Perse, Dick­in­son, Proust, Pes­soa, Basho ou Ibn’Arabi… Ce livre orig­i­nal, hors des sen­tiers bat­tus académiques, reste dans l’attente d’une récep­tion à sa hau­teur. A son pro­pos, Julien Gracq a pu déclar­er : « …et peut-être cet essai ouvri­ra-t-il un chemin. ». D’autres « minia­tures » ont été écrites depuis et parais­sent par­fois en revue, lire par exem­ple, Goethe in L’Art du Com­pren­dre n°14, Gior­dano Bruno, in Europe n° 937, Octave Mir­beau, dans Poésie /première n° 61, ou encore Pier Pao­lo Pasoli­ni dans le n° 63.