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Jacques Henric ou l’habitation des images.

Depuis sa collaboration, au début des années soixante, à l’hebdomadaire culturel Les Lettres Françaises que dirigeait Aragon et la parution, en 1969, de son premier roman : Archées dans la collection Tel Quel, Jacques Henric, né en 1938, occupe une place singulière dans le monde littéraire contemporain. Singulière par son engagement précoce et actif dans la vie politique de l’après-guerre (il entre à 16 ans au parti communiste) et par sa participation simultanée à ce mouvement littéraire d’avant-garde que fut Tel Quel. En dépit de ses deux engagements, il s’est situé librement dans le champ littéraire français. En témoignent ses livres – romans et essais – comme ses textes et chroniques confiés au journal Libération dans les années soixante-dix et aux revues Tel Quel, L’Infini, La Règle du jeu… En témoignent aussi ses interventions mensuelles et souvent caustiques dans Artpress.

Un esprit frondeur, un goût pour la polémique, lui ont toujours évité d’être pris dans le piège des communautés, qu’elles fussent politiques ou littéraires. Ses essais, toujours passionnés, déjouent les incitations à parler au nom de principes d’école et prennent congé des figures actuelles et nombreuses du nihilisme. Ses études critiques (sur Manet, Klossowski, Antonio Saura notamment), ses textes écrits pour le théâtre, ses derniers récits sous l’éclairage autobiographique entrecroisant ceux de Catherine Millet font de lui un écrivain des totalités signifiantes qui refuse le travestissement que l’idéologie du signe imposa aux sciences humaines.

 

Chez ce romancier il y a une connaissance et un dévoilement du Mal (il y a du Faulkner chez lui). Un écrivain, quand il refuse de tricher, révèle avec précision, le déferlement du négatif qui le ronge et ronge le monde. Comment mettre sa peau sur la table (L.F. Céline), jeter son corps dans la lutte (Pasolini) sinon en explorant les coulisses de l’humaine condition qui mettent le regard à l’envers ? Ses romans captent et retiennent toutes les images qui peuvent être arrachées au réel et mêlent obscurité et lumière, opacité et transparence, terreur et salut avec toujours ce courage qui consiste à placer sa vie à l’intérieur de l’œuvre, d’habiter sans réserve la page, de la centrer sur sa propre dépense. Le vivre, l’écrire – l’un ne valant qu’à la condition d’être éclairé par l’autre – accompagne alors une méditation sur le temps, sur sa mémoire et son oubli, sur les mécanismes de la violence et du ressentiment et sur les chutes ou les renaissances qui illustrent nos vies.

Avant tout, il faut entrer dans son propre corps, dans sa propre voix dissonante et puis, sortir de soi, sortir d’une époque qui n’assume plus le doute et la détresse – et moins encore la joie et le plaisir – se dégager du pathos materno-social accentué par le théâtre toujours plus dérisoire et accablant des évènements. Une singularité en acte refuse une communauté de destin basée sur le chantage permanent et sur la dette infinie. S’il y a bien une volonté générale de dissimuler les facettes du Mal et du ressentiment, si l’insatisfaction, comme le remarquait Guy Debord, est devenue une marchandise, Jacques Henric noue, à l’opposé, un rapport charnel à la vérité, celle qu’il a traversé et avec lui sa génération avec laquelle, du reste, il ne s’identifie pas. C’est qu’il a appris, sans doute dès l’enfance et d’un livre à l’autre, à aller au démon (Malraux parlant de Goya), à suivre les traînées sanglantes que l’on nomme Histoire, à contempler le négatif bien en face, à se dégager du temps social de l’usure et à se défaire de la faune des croyances et des illusions, de toutes formes de servitude, volontaire ou misérablement négociée. Plus vive sera l’exigence de vivre plus évident apparaîtra le Mal qu’on a sous les yeux. La vérité du roman vise à désigner l’impensé social et la part obscure à l’œuvre dans les liens communautaires.

Pour ma part, deux livres de Jacques Henric ont joué un rôle essentiel dans mon approche de la littérature. Carrousels d’abord. Il y a des livres, en effet, que vous feuilletez en librairie et qui vous procurent une adhésion radicale et un plaisir immédiat. J’avais 23 ans, c’était en 1980, dans la collection Tel Quel.

Ou rien de discernable. Tout, dans la chambre, la cigarette, le rai horizontal du jour sous la fenêtre, en dur désaccord. Il est des jours où je me réveille et où oui j’ai honte. Très malheureux ou très empêché de l’être c’est pareil et en souffrant. Les choses et leur au-delà, en dysharmonie. Sans conséquence notable cependant. Pas d’événement. Je ne crois pas aux péripéties de l’histoire ; pas celles-là, pas comme ça. J’aimerais travailler maintenant les épaules couvertes. Des tranches de réel vraiment (…)

Carrousels ou l’opposé du roman à thèse… Carnets de voyage, poèmes, journal intime, essai, récits historiques, tous les écrits s’emboîtent les uns dans les autres, mêlant sur deux cent pages les effondrements du siècle à une débâcle intime. Et déjà, une fouille minutieuse, une enquête précise sur des artistes, une vision qui témoigne d’une traversée directe d’où surgit une liberté de parole qui trace une sémiologie de la réalité.

Puis, il y eut ma lecture, en 1983, de La peinture et le mal (Grasset, coll. Figures) avec cette question : qu’est-ce qu’un vrai peintre ? Un vrai catholique répond alors Jacques Henric. Autrement dit, quelqu’un qui, posé entre les mains du Dieu vivant (Saint Paul), fait trembler l’édifice des superstitions et provoque, à travers le noir et la trouée lumineuse, un effet-abîme.

Le minuscule ver qui s’introduit dans le fruit avec la vrillante vitesse de la vérité et va forer ses galeries dans le bel Enfer décoré, dissimulé, colmaté à coups de nappes de plâtre, de fresques et de panneaux de bois peinturlurés, c’est la progéniture miniaturisée du serpent biblique, son célèbre ancêtre, qui vient vous rappeler ce qui n’a pas été entendu, à savoir qu’il y a eu chute, que le Mal existe, qu’il est dans l’homme, cause de sa possible damnation mais aussi bien source de sa liberté. Que le chaud anonymat de la corporation, de la communauté sociale ou religieuse, de toute foule, est terminé. Que la solitude de l’Un est absolue, qu’elle se manifeste dans le nom que désormais le peintre va inscrire sur sa toile.

La peinture, comme l’écriture, échappe au monde et à sa société. Elle n’est jamais l’œuvre d’un siècle, qu’elle peut refléter pourtant, mais celle d’un individu. N’est-ce pas Baudelaire déjà qui s’opposa, au nom d’un catholicisme qui insiste sur le Mal, aux prêtres masqués de la fraternité universelle et au paganisme des imbéciles ? La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement de son époque et de la notre. 

Mon cœur est un palais flétri par la cohue… Autrement dit, par la tuerie fraternelle enfin dévoilée. En face ? Titien, Tintoret, Watteau, Cézanne, la lumière et la blancheur des églises.

Traqué par les slogans du ressentiment et de la mauvaise conscience, le catholique réplique : Grâce à Dieu, je suis athée. Autrement dit, grâce à Dieu je ne suis pas idolâtre, je ne crois pas qu’il existe des lois de la nature, du déterminisme, grâce à Dieu je ne crois pas au progrès de l’histoire, à la rationalité du devenir que les modernes néo-hégéliens prétendent exhiber. 

Jacques Henric est enfin un des rares écrivains français dont l’écriture joue sur plusieurs registres. La mise en place savante de son dispositif romanesque intègre le champ des sensations et de la critique. Il y a l’expérience vécue et surmontée, il y a la mémoire de la Bibliothèque, il y a le cauchemar social et l’infaillibilité de l’artiste, il y a enfin le sacré débarrassé d’idéalisme et la dépense sans calcul. A partir d’une foule de détails et d’un lexique se méfiant du bel canto, se déploie une pensée paradoxale et hétérodoxe qui excède le monde et sa représentation lisse et naturaliste.

Ecrire, c’est produire du réel avec le réel déjà traversé et, paradoxalement, c’est contester les lieux communs d’une époque en laissant au devenir son innocence. Ainsi, L’homme calculable (Les Belles Lettres, 1991) mais aussi Politique (Seuil, coll. Fiction & Cie, 2007) qui multiplie les anecdotes et les péripéties, dressent des portraits grinçants et parfois féroces de nos contemporains (Aragon, Blondin, Jacques Laurent, Duras). Ils peuvent se lire comme des pamphlets (le vent noir d’un Léon Bloy !) traquant les formules et les idées figées.

L’immanence dans son extension pointe, dans tous les livres de Jacques Henric, des vies d’artistes et d’écrivains. Les fleurs noires de Dionysos prennent des formes surprenantes. La Bibliothèque est vaste, qui dresse des figures de philosophes, d’écrivains, de musiciens, de peintres. Elle habite les images de nos propres vies hasardeuses, compliquées, contradictoires.

Tout doit s’écrire. La vie comme mort déguisée, la magie quotidienne du mal, la mode, la bêtise, la censure, les informations, la transe des traders mais aussi et surtout les instants voluptueux, les femmes désirées, aimées. Tout est dérisoire et glorieux sous le soleil et sa lumière qui lacère. Le caillou humain a beau glisser sur la pente, choisir l’amour long ou l’amour à vif – il doit tenir – alors que rien ne tient longtemps dans le sac monde. Etre au cœur de sa propre actualité, c’est se nourrir d’expériences sensibles, de mémoires instinctives (Proust), en allant droit vers l’effectif, la notation pure et simple. Au sentiment océanique et poétique des araignées funestes (Nietzsche à propos de Kant), Jacques Henric oppose le cri de Job et la réalité rugueuse à étreindre (Rimbaud).

En mêlant à l’universel reportage la responsabilité formelle de l’écrivain, à l’univers traversé celui du signe, ses livres demeurent en avant dans leur façon de nous dire ce qu’il en est de notre comédie, de ses labyrinthes et surtout de la jouissance d’en réciter et d’en révéler – ou bien d’en dissoudre – les tensions. Ils doivent s’entendre comme une littérature de guerre passant par-dessus l’ombre du temps.

Je vais continuer concluait Beckett dans L’innommable. Dans la traversée des passions humaines et dans le chant de l’affirmation, ensemble.

Que peut alors l’écriture quand le temps se divise, se multiplie, se resserre ? Quelle nécessité de noter, dans l’urgence, l’instant du monde ?

Justement Jacques Henric.

 

Ce texte servira d’introduction à un livre d’entretien avec Jacques Henric, à paraître en 2013, aux éditions de Corlevour.