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Jacques Pautard, Grand chœur vide des miroirs

 

C'est le premier livre de poésie publié par Jacques Pautard : ce Grand chœur vide des miroirs secoue le lecteur habitué à autre chose que cette poésie sans contraintes. Qu'on en juge : un livre épais (plus de 200 pages) composé de neuf longs poèmes, la phrase court sur plusieurs vers qui dépassent couramment les dix syllabes, vers et prose se succèdent, ça ne chante pas mais ça dénonce ou ça hurle… C'est une poésie à l'opposé de celle qui se donne à lire dans de nombreuses plaquettes où les mots sont parcimonieusement disposés sur le blanc de la page, une poésie à l'opposé de celle qui torture le lecteur en quête de sens immédiat… Il est vrai que la vie de Pautard ressemble à un film misérabiliste comme diraient certains. Né, en 1945, des amours "illégitimes" d'une paysanne et d'un soldat noir,  il est placé par la DDAS dans une famille d'Alsaciens réfugiés en Haute-Saône. Et c'est alors l'itinéraire classique qui le conduit du centre d'apprentissage à la maison de correction en passant par la case salarié. Ensuite il prend la route, comme on disait à une époque pas si lointaine que cela, tout en exerçant occasionnellement divers métiers… En 2006, après maintes péripéties, il publie une sorte d'auto-biographie dans laquelle il épanche sa colère. Grand chœur vide des miroirs est donc son deuxième livre dont l'éditeur dit qu'il est peut-être "l'un des textes qui évoque le mieux en français […] la grande poésie de la beat generation américaine".      

          Sans doute faudrait-il lire et relire lentement cet ouvrage pour en dégager la biographie  réelle de Jacques Pautard. Sans doute est-il trop tôt, en l'absence de recherches, pour se livrer à ce travail… Mais reste que Grand chœur vide des miroirs est, qu'on aime ou non cette langue ample, lyrique et généreuse même dans sa souffrance, et qui déferle sans fin sur le lecteur, un livre à lire pour savoir quels sont les possibles de la poésie. Si le ton est volontiers prophétique, les notations descriptives ne manquent pas mais la description est comme hallucinée que ce soit de la ville ou de la culture dominante dont la religion est la pièce maîtresse. Parvis de Sainte-Madeleine est révélateur à cet égard : "Le ruban des carrosseries endormies au bord des trottoirs / les mène à travers le brouillard… Bagarre aux  vitres de reflets, / ou dans le réveillé des chromes -" ou "… miracle / des noces christiques avant passer au bouillon gras. / (De grosses viandes apprêtées au sortir d'une nuit d'étables, / d'échoppes  ou de comptoirs.  Et tous tellement de la chair / que s'en vouloir faire cadavre, et adorer un dieu cadavre / afin se posséder toujours…)". Plus loin, Atlas est un beau poème à la gloire des travailleurs immigrés qui sont doublement exploités : exploités parce que ouvriers et exploités parce que immigrés. C'est la dénonciation incarnée du racisme des nantis, du racisme hypocrite de ceux qui palabrent et dissertent doctement à la télévision…  Petite ville est un long cri qui dénonce l'hypocrisie de la société, l'arrivisme et le sort fait à ceux qui n'ont pas la chance de naître avec une cuillère d'argent dans la bouche. Reste la question à (se) poser : qu'est-ce qui a amené Jacques Pautard à cette dénonciation ? quel mal-être l'a poussé sur la route ? quelle faille en lui en a fait l'insatisfait qui lutte, prend la parole et se met en quête d'une sagesse et d'une fraternité vraisemblablement hors de portée ? La réponse est peut-être dans Mélanine. La mélanine désigne les pigments qui sont à l'origine de la couleur de la peau, des cheveux et de la membrane de l'œil. Jacques Pautard porte les traces de son hérédité  ce qui "explique" (mais n'excuse pas)  l'attitude du milieu social dans lequel il a vu le jour. Dans Mélanine, il revendique cette hérédité : "Semence qui ne germe pas, s'étouffe, se gâte, où les pluies ne viendront pas : / cet enfant noir au fond de moi que seul je n'ai pu rejeter comme ils font tous, mutiler ni trahir…". C'est le racisme sous toutes ses formes qu'il attaque. Mais le chemin fut long jusqu'à ce moment où Jacques Pautard se rend compte que les Noirs "existaient humainement" : l'honneur est alors retrouvé. Voilà schématiquement résumé (trop !) ce qui est à l'origine de l'itinéraire chaotique (aux yeux de certains) de Jacques Pautard…

          Il faut lire ce Grand chœur vide des miroirs pour ce qu'il dit du monde et de la révolte contre l'humanisme glaireux qui suinte des discours des maîtres de ce monde et de leurs laquais… Il faut le lire pour l'air frais qu'il fait circuler dans la production poétique du moment…