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Jacques Réda, LA NÉBULEUSE DU SONGE

 

 

Car l'Univers n'est pas la course à l'échalote
Que la lunette astronomique observe : il flotte
À son propre vent comme un pavois onduleux
Hissé sur les remous d'un monde granuleux.
Les montagnes de l'air, aussitôt éboulées,
Pour renaître à l'envers s'y creusent en vallées
Dont les plis sur-le-champ redeviennent sommets
Dans un flux-et-reflux qui ne cesse jamais
D'inscrire sur le plan borné de l'oriflamme
Le mouvement réduit à son pur diagramme :
Tout permanent qu'il soit, il semble en vérité
N'être que le frisson de l'immobilité.

 

Duras disait, paraît-il, qu'écrire n'apprend qu'à écrire, c'est tout. Son pessimisme était originel. C'était là son message.

À première vue, pour qui ne connaîtrait pas encore son œuvre (mais c'est aussi, et même d'abord, pour ce qui-là que j'écris cette note), Jacques Réda n'a rien obtenu d'autre, au fil de nombreux livres, que d'explorer les recoins secrets des mots avec de plus en plus de virtuosité. Son vers ample impressionne même, musical, généreux. Que demande-t-on à un versificateur ?

Pour qui s'interroge sur le bouleversement des représentations, son livre est pourtant salutaire et (mot grossier) utile. Touchant à un domaine abandonné de la poésie actuelle : la description de l'univers. Du coup le voici l'invité providentiel des tablées de scientifiques, physiciens trop heureux d'entendre de beaux mots emballer leurs cataractes de nombres, de montrer aussi qu'ils ont une langue, à l'instar de leur maître qui la tirait si bien.

La démarche n'est pas nouvelle, la modernité l'avait seulement oubliée. Jacques Réda le disait au physicien Jean-Louis Basdevant, sur France-culture le 31 décembre 2012 : « la poésie est une traduction ». Si écrire « sur quelque chose est une démarche peu contemporaine », d'autres temps avaient trouvé naturel de versifier l'anatomie de l'homme et la course des comètes, jusqu'à ce que le romantisme ne spécialisât le poème dans le chant de soi-même et la mystique de l'acte d'écrire.

Je parlais de description. Oui, mais le « je » parlant, le locuteur, ni Dieu ni l'âme ne sont absents de ces pages, souvent ontologiques :

 

Je fus ce qui pouvait ne pas être. Je suis
Celui qui se souvient de son rien. Je poursuis
La danse avec l'espace et le temps ;  je circule
Avec la particule et l'antiparticule,
Cours après les rayons, subis la gravité
Et me venge, en mourant, du tort d'avoir été.

 

Ce je pascalien de vers en vers rejeté, ou anticipé, décalé en tout cas, s'interroge moins sur son essence que sur un certain voisinage : entre ce qu'il sait aujourd'hui de la matière dont il est fait et les immensités qu'il contemple. Éternel insatisfait, tout entier dans ce décalage, en même temps qu'intégré dans les grandes révolutions, les orbites et les ellipses, ce je est hanté :

 

Par la soif de franchir enfin la barricade
Dressée entre le centre obscur et mon circuit.
Mais je n'aurai suivi, de rocade en rocade,
Que ce qui m'en éloigne et plonge dans la nuit.

 

Voici qu'il est toujours avec nous, le Jacques Réda promeneur qu'on connaît ! Tout en nous causant de vastités, il sauve un mot si proche, si humain : rocade. Et pourvoit d'une dignité poétique inattendue celui qui, chaque matin et chaque soir, est lu sur des panneaux salis d'oxyde de carbone, de nos soucis, de nos « arrangements » (Le Soulier de satin), en l'associant aux immenses cercles qui organisent le ciel. Le tout sans façon, dans une écriture poétique qui, à l'image du cirque ayant pourtant été laissée pour morte, s'avance en un séculaire amble simple sous la forme de « quelques hectogrammes d'alexandrins à dissoudre », comme l'a écrit plaisamment l'auteur en tête du service de presse. En outre, ce livre, dans la chair même de son écriture, replace l'homme au cœur d'un univers d'où un certain positivisme l'avait chassé. En même temps que le vers nous rend le monde intelligible, un usage rajeuni de la métaphore fait renaître notre rapport symbolique aux choses :

 

J'ai dit « silence »?- Allons, quelle blague : j'entends,
Par les gouffres du vide et la rumeur du temps
Qui va droit son chemin et jamais ne rebrousse,
Crépiter dans le ciel comme un grand feu de brousse
Dont la fumée étend ses nuages au fond
Des clairières où rien ne brûle ; elle y confond
Sa nitescence avec les foyers d'incendie,
De sorte que la nuit la plus sombre irradie
Comme mille soleils en poussière feraient.

 

Même posté au firmament, Réda n'a rien trahi de sa démarche d'observateur attentif et attentionné des quartiers oubliés, des places silencieuses et banales, sachant que la physique quantique ne fait rien d'autre que de regarder par le petit trou d'un indécidable microscope télescope, en se tenant  à cheval sur les deux infinis, plongeant au cœur des particules pour prendre la mesure de l'éloignement des galaxies. « L'infiniment petit peut être colossal » déclarait-il dans la même émission, racontant qu'enfant il roulait entre ses doigts la sciure tombée de son bureau d'écolier et se demandait « ça se subdivise jusqu'où ? »

Mais l'attention portée à  cette démarche si singulière dans le paysage poétique français (cela fait, affreusement, P.P.F.) risque de laisser dans l'ombre le message (autre mot grossier) de ce poème.

Si la métaphore peut à la rigueur être comptée au nombre des arts décoratifs, il en est autrement de l'usage du paradoxe. Nombreux, récurrents, emberlificotés les uns dans les autres, ils ne nous laissent jamais en paix, et nous déstabilisent quand nous croyions en avoir vu d'autres.  Le premier d'entre eux réside dans la vitesse : ça va à grandes enjambées*... et on ne progresse pourtant que d'un millimètre sur l'océan des années-lumière. Mélange de célérité et de sur place. Et bute, cogne et montre l'homme pathétiquement en train de se cogner, au mur de Planck.

 

L'Univers s'ouvre donc en un vaste éventail
Semé de diamants dont on perd le détail,(...)
L'immense rétrécit et, symétriquement,
Grandit l'infime : on sombrerait dans son espace
Si le regard n'allait buter dans une impasse
Contre le mur mouvant dressé sur l'horizon(...)

 

Penser à l'Almagro de Claudel et la maxime qui lui a fait traverser l'océan : « parfaire l'éternel horizon ». Réda, ici mallarméen, montre l'homme dans son étroite prison mentale :

 

Mais une fois les dés jetés, tout est perdu.
Le geste initial, déjà, quoi que l'on fasse,
Détermine le chiffre inscrit à chaque face,
Et la somme, le cours ultérieur du jeu.
L'aire ouverte au possible étrécit peu à peu.
Quels que soient les hasards ou les coups de théâtre,
Le mécanisme suit sa pente, opiniâtre.
Qui sommes-nous pour éprouver le sentiment
Que le sort aurait pu jouer différemment ?

 

Après tout, le hasard, ce masque neutre de Dieu, ce n'était pas si mal comme consolation ! Dans Voies de contournement, comme en bien des passages, Dieu prend la parole :

 

Non, non, Je n'ai besoin de rien ni de personne
Ni de vaste palais ni d'horloge qui sonne
Bien que J'aie établi ce triple encombrement
Que forment l'Énergie et le Temps et l'Espace,
Encore moins d'un Dieu qu'il faut à tout moment
Honorer : Je le suis et dès lors Je M'en passe.

 

Voici donc réunis ceux qui n'aiment pas toujours à l'être, les cerveaux du C.E.R.N. et l'Université de Paris d'Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, dans leur lyrique et vaine ambition de comprendre, et que le poète n'a d'autre vocation que d'admirer en la raillant.

Je citais Claudel ; bien qu'il en ait souvent le flamboiement, Réda s'en sépare par l'absence de sérieux. Le message terrible est tempéré par l'humour. Voire de l'ironie, mais une « ironie lyrique » comme l'a écrit Marie Joqueviel-Bougea à propos de l'oeuvre entière. Qu'ils sont nombreux les éclats de rire, à la rime souvent. Prenons, à tout hasard, ou presque :

 

Supposons maintenant que l'astre soit assez
Massif et tous ses flancs étroitement pressés
Par une pesanteur énorme : une bataille
S'engage alors entre l'étoile dont la taille
Diminue à mesure et cette pression
Qui, de façon constante, augmente en fonction
Inverse du carré décroissant de la masse.
D'avance elle a perdu ce combat où, tenace,
Toujours la gravité l'emporte et, dans ce cas,
Présente à l'astronome un sujet de tracas.

 

Je voudrais parler enfin (dernière grossièreté) de l'intérêt pratique de ce livre. Pour les gloseurs, les souligneurs, ceux qui aiment emporter des citations par devers soi, les teneurs de zibaldone qui sont de grands amoureux éblouis, Jacques Réda, à chaque page ou presque, donne de ces formules, des solutions verbales à des notions compliquées, des élans versifiés qui font toucher notre néant. En voici une : le grand secret détale. Comme un lièvre. Piètres chasseurs que nous sommes. Mieux vaut en rire !

 

Note : * quatre à quatre, comme dans ce quatrain donné récemment dans Recours au poème :

« Annette, Jacqueline, et Michèle, et Monique

Nicole, Hélène (vous, peut-être, et qui demain ?) 
Recomposent
les traits de mon amour unique,

Son sourire qui ment, la douceur de sa main ».
 

Lire Jacques Réda dans Recours au Poème