Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure

Le pacte menteur de l’autobiographie

Roubaud finit par oser une portion d’autobiographie après l'échec premier transformé en autobiographie de cet échec ( raconté dans "Le grand incendie de Londres"). Il s’ouvre sur un quatrain de Galaup de Chasteuil : « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray sans qu’à jamais je soys / Ce que je fus icy mais non ce que j’estoys /S emblable me pouvant dissemblable cognoistre ».

Comme lui le poète de notre temps invente des choses de sa vie et prouve que le biographe se doit liberté et désinvolture par rapport à la vérité de sa vie (qui dans un tel genre ne cesse de changer). ; Il connaît donc l’écueil d’une forme forcément floue.

La force de la poésie est pour lui de ne pas faire de la biographie : elle a mieux à faire. Se raconter elle-même. Si bien que pour l’auteur le titre de chaque livre est sa seule autobiographie car immédiatement la vérité bouge. Et le texte bascule « dans le faux » en une suite de variations.

Sceptique sur tout et surtout au sujet rêve qui n’existe que dans son récit éveillé, l’auteur tombe dans l’invention jusqu’à aborder par son écriture sinon dans le roman du moins du romanesque en 23 chapitres en cinq modes de police de caractères, de couleurs (qui n’apparaît pas ici) et de type narratif. Tout s’écrit depuis une forme étrange et étrangère même si le poète a toujours tourné autour de plus en plus étranger à lui-même et dans une distance (celle du temps passé) qui le rend plus jeune.

Il rappelle que tout texte littéraire est en quête de son « nom propre », (chapitre 3) mais il reste incertain. Tout reste hypothèse et « opération » aussi mathématique que médicale. Au moment où sa « mémoire n’est plus qu’un souvenir » de plus en plus incertain, l’auteur revendique une « irresponsabilité brouillonne » qui néanmoins permet d’approcher un secret dont la révélation est d’autant plus sûre que lorsqu’elle paraît douteuse. L’« Autobiographe » est donc un roman presque vrai dont la « prose incongrue » prouve simplement que "Ce qui dépend du futur antérieur, c'est par exemple la conviction que l'on a que le soleil se lèvera demain."

Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2018, 192 p., 20 €.

C’est la manière de ne pas aliéner l’écriture par l’existence. Parler la vie revient à affirmer que ce vœu (comme celui de l’amour ?) reste impossible.  Ajoutons toutefois qu’à celui à qui poserait la question Qu’est-ce que le “ sujet ” dans l’œuvre de Roubaud ? Sera répondu que le sujet est l’écriture elle-même, car c'est par elle que tout passe (infuse) et ne passe pas (barre). C'est elle qui pénètre le sujet plus que le sujet la pénètre. Preuve que la dichotomie fond/forme n’est pas aussi fallacieuse qu’on le prétend.

L’« excès » de proses prouve qu’il n’existe pas une vie mais des interprétations. Et que cette mise en forme devient la mise en place d’un auto-commentaire. C’est pourquoi il est toujours intéressant de revenir à  un texte dévoré, dévorant, troué, multiple mais néanmoins « un » qui s'approche de quelque chose d'essentiel en déliant les purs effets de réel de la pensée, de la spiritualité, de la sensualité.

∗∗∗

Voix et voie de Cixous

Dans ce superbe et rare hommage le devoir de la réalité est de rêver. Mais  pas n’importe laquelle. A sa manière « Monsieu songe ». Sa mémoire ici ne se perd pas dans le passé d’Hélène Cixous mais dans sa voix, son écriture, son physique, son érotisme. Colin Lemoine imagine des souvenirs devenant le prédateur physique, métaphysique et ailé ce celle dont la « bouche est un fruit de fraise et de cerise » et ses « ventre et vulve » son havre.

 

Pour lui tout l’enchante et le fascine dans ce qu’Hélène Cixous crée : à savoir de  l’infini sans trêves. Par sa passion pour il avance dans son secret, remonte à sa surface car forcément les mots le noircissent. Existe là un travail de piété, franchise et de presque folie, entre liberté et désinvolture. L’un est l’irresponsable brouillon. L’autre la fée autobiographe.

Telle est donc leur parlure en un vocabulaire parfois tordu chez la poétesse mais dont ses lignes sont droites. A chacun d’ailleurs  leurs cavernes  où universaux et animaux s’épanchent. Après tout sont leurs locuteurs semblables à un tel couple. 

Jamais n’existait jusque-là un texte aussi beau et intense sur une telle auteure. Peut-être lisant de tels mots elle est (parfois)  en colère, mais sa patience et son impatience à dévorer de telles pages l’apaise. Elle comprend et savoure que son laudateur sait que son inconnu l’attire. D’autant que de la propre ignorance de l’auteur,  la créatrice a toujours réglé ses erreurs.

En conséquence, un tel livre libère deux renaissances  Colin Lemoine sait que les recherches de l’auteure trouvent leur place au-delà de l’Histoire. Dans cette « adresse », l’émissaire et la réceptrice sont   enchaînés à une parole qui libère le silence parfois plus bas que le divin.. Mais si l’une et l’autre parfois s’endorment avec des souvenirs de la pensée, tout est fait pour réveiller un rêve oublié contre les cauchemars.

Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure, Editions des cendres, 2025, 24 p.

Dans cette ode première la parole devient naturelle au risque de connaitre les limites de deux existences. Les mots de Lemoine disent la voix et l’écriture de celle qui voulut  sauver son enfance avec et au besoin des lettres « illisibles ». Par amour le « parleur » les traduit. Et c’est magnifique. Son cœur bat au rythme de Cixous. Son vide danse entre chaque lettre. Pensons alors à seux vers de Galaup de Chasteuil :  « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray tant que tu soys  icy ». Et ici Cixous comprend ce que de tels mots de Colin Lemoine font et fondent.

Présentation de l’auteur

Jacques Roubaud

Jacques Roubaud, né le à Caluire-et-Cuire (Rhône) et mort le à Paris, est un poète, écrivain et mathématicien français.

Membre de l'Oulipo, il développe une œuvre abondante, qui comprend des ouvrages de prose, de poésie, des écrits autobiographiques et des essais. Il s'intéresse également à l'utilisation des mathématiques et de l'informatique pour l'écriture à contraintes oulipienne.

Jacques Roubaud reçoit plusieurs prix littéraires couronnant l'ensemble de son œuvre, notamment le grand prix national de la poésie (1990) et le grand prix de littérature Paul-Morand de l'Académie française (2008).

© Crédits photos Babelio

Bibliographie 

Poésie

  • , Gallimard, Paris, 1967
  • Trente et un au cube, Gallimard, Paris, 1973
  • Mezura, Éditions d'Atelier, Paris, 1975
  • Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, Paris, 1981
  • Les Animaux de tout le monde, Paris, Ramsay, 1983 ; réédité en 1990 par Seghers.
  • Les Animaux de personne, Paris, Seghers, 1991
  • La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard, Paris, 1991
  • La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. Cent cinquante poèmes (1991-1998), Gallimard, Paris, 1999
  • Churchill 40 et autres sonnets de voyage, Gallimard, Paris, 2004
  • Quelque chose noir, recueil de poèmes, Gallimard, Paris, 1986 Ce recueil a été inscrit au programme d'admission de l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en 2007-2008 et au programme de la session 2026 des agrégations externes de lettres classiques, de lettres modernes et de grammaire.
  • Poésie, etcetera, ménage, Stock, Paris, 1995
  • La Fenêtre veuve. Prose orale, Théâtre Typographique, Courbevoie, 1996
  • Kyrielle, NOUS, Caen, 2003
  • Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, Attila, 2012 (ISBN 978-2-917084-58-8)
  • Octogone. Livre de poésie, quelquefois prose, Gallimard, Paris, 2014
  • C et autre poésie (1962-2012), NOUS, Caen, 2015 (ISBN 978-2-370840-21-9)
  • Je suis un crabe ponctuel. Anthologie personnelle (1967-2014), Gallimard, Paris, 2016 (ISBN 978-2-910227-95-1).
  • Tridents, NOUS, Caen, 2019 (ISBN 978-2-370840-72-1)
  • Strophes reverdie, L'Usage, Paris, 2019 (ISBN 978-2-9566481-0-9)
  • Chutes, rebonds et autres poèmes simples, Paris, Gallimard, 2021[34],[35]
  • Cent sept plantes, L'Usage, Paris, 2023 (ISBN 978-2-9566481-7-8)

Prose

  • Trilogie d'Hortense (3 volumes publiés sur 6 prévus) :
    • La Belle Hortense, Ramsay, Paris, 1985 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
    • L'Enlèvement d'Hortense, Ramsay, Paris, 1987 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
    • L'Exil d'Hortense, Seghers (coll. « Mots »), Paris, 1990 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
  • Le Grand Incendie de Londres
    • Le grand incendie de Londres : récit, avec incises et bifurcations : 1985-1987, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », no 117, 1989, 411 p. (ISBN 2-02-010472-5)
    • La Boucle, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1993, 579 p. (ISBN 2-02-019119-9)
    • Mathématique :, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1997, 279 p. (ISBN 2-02-030683-2)
    • Poésie :, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2000, 538 p. (ISBN 2-02-038176-1)
    • La Bibliothèque de Warburg : version mixte, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2002, 313 p. (ISBN 2-02-053461-4)
    • Impératif catégorique : récit, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2008, 255 p. (ISBN 978-2-02-091242-6)
      Ce volume constitue la deuxième partie de la troisième branche
    • La Dissolution, Caen, Nous, 2008, 532 p. (ISBN 978-2-913549-27-2)
  • L'Abominable Tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart, et autres vies plus ou moins brèves, Seuil, Paris, 1997
  • Ma vie avec le docteur Lacan, L'Attente, 2004
  • Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne. 12 (+1) autobiographies, Fayard, Paris, 2006

Essais

  • La Fleur inverse : essai sur l'art formel des troubadours, Ramsay, Paris, 1986
  • Quel avenir pour la mémoire ?, avec Maurice Bernard, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard / Littératures » (no 349), Paris, 1998
  • La Vieillesse d'Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, F. Maspero, Paris, 1978 (rééd. éditions Ivrea, 2000)
  • L'Invention du fils de Leoprépès, Circé, Saulxures, 1993
  • La Ballade et le chant royal, Les Belles Lettres, coll. « Architecture du verbe» , Paris, 1997
  • Sous le Soleil : vanité des vanités, Bayard, Paris, 2004
  • Lire, écrire ou comment je suis devenu collectionneur de bibliothèques, Presses de l'Enssib, 2012 (ISBN 978-2-910227-95-1)
  • Description du projet, NOUS, Caen, 2014
  • Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc., Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », Paris, 2016 (ISBN 978-2-02-129549-8)
  • Co Va Ru - Vol. I Mètres, Rimes, formes, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2021 (ISBN 978-2-9540208-1-5)
  • Co Va Ru - Vol. II Expositions, Célébrations, Fabrications, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2021 (ISBN 978-2-9540208-2-2)

Conte

  • La Princesse Hoppy ou le Conte du Labrador, Hatier (coll. « Fées et gestes »), Paris, 1990 (rééd. Absalon, Nancy, 2008)

Écrits autobiographiques

  • Autobiographie, chapitre dix. Poèmes avec des moments de repos en prose, Gallimard, Paris, 1977
  • Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Flohic, Charenton, 1997
  • Peut-être ou la Nuit de dimanche (Brouillon de prose), Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », Paris, 2018 (ISBN 978-2-02-138823-7)

Bibliothèque oulipienne

  • 22 fascicules de La Bibliothèque oulipienne (dont 2 sous le pseudonyme de La Reine Haugure)

Préface

  • Entretiens d'Étretat, avec Michel Chaillou, Canoë, 2020 (ISBN 978-2-490251-14-8)

Anthologies

  • Les troubadours : anthologie bilingue, Seghers, Paris, 1971
  • Soleil du soleil : anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Gallimard, Paris, 1990
  • Quasi-Cristaux, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2013 ; également disponible en ligne 
  • Esprit de résistance, dir. Jean-Yves Reuzeau pour la série L'Année poétique : 118 poètes d'aujourd'hui, Seghers, Paris, 2025 (ISBN 9782232148095)

Traductions

  • Mono no aware. Le Sentiment des choses. Cent quarante-trois poèmes empruntés au japonais, Paris, Gallimard, 1970.
  • Lewis Carroll, La Chasse au Snark, Paris, Garance, 1981 (réédition : Paris, Ramsay, 1986).
  • Charles Reznikoff, Testimony : the United States, 1885-1890 / Témoignage : les États-Unis, 1885-1890 : récitatif, Paris, hachette, 1981.
  • Traduire, journal, Paris, éditions NOUS, 2000 (ISBN 2-913549-03-9).
  • « Yhwh convoque » et « Dans le désert » (avec Marie Borel et Jean l'Hour), « Livre de Joël » (avec Jean l'Hour), « Paroles de Qohélet » et « Esther (grec) » (avec Marie Borel et Jean l'Hour), dans La Bible, Paris, Bayard, 2001.

En collaboration

  • avec Pierre Lusson et Georges Perec :
    • Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go, Paris, Bourgois, 1969.
  • avec Octavio Paz, Edoardo Sanguineti & Charles Tomlinson
    • Renga (écriture poétique collective), Paris, Gallimard, 1971.
  • avec Florence Delay :
    • Graal théâtre : Gauvain et le chevalier vert, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois, L'enlèvement de Guenièvre, Paris, Gallimard, 1977 De ce futur cycle de dix pièces, ils publient celles qui seront les III, IV, V et VI de la décalogie.
    • Graal théâtre : Joseph d'Arimathie, Merlin l'enchanteur, Paris, Gallimard, 1981 (pièces I et II de la décalogie)
    • Graal théâtre : Joseph d'Arimathie, Merlin l'enchanteur, Gauvain et le Chevalier vert, Perceval le Gallois, Lancelot du Lac, L'enlèvement de la reine, Morgane contre Guenièvre, Fin des temps aventureux, Galaad ou la Quête, La tragédie du roi Arthur, Paris, Gallimard, 2005.
  • avec Michel Chaillou, Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel et Denis Roche :
    • L'Hexaméron, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1990.
  • avec Michelle Grangaud et Jacques Jouet :
    • La Bibliothèque de Poitiers, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999.
  • avec Anne F. Garréta :
    • Éros mélancolique, Paris, Grasset, 2009.
  • avec Jean-Paul Marcheschi :
    • Les Fastes, Montreuil-sous-Bois, Lienart, 2009 (ISBN 978-2-35906-009-6)
  • avec Jacques Jouet :
    • À Lorient, Rennes, éditions Apogée, 2010.

Thèses

  • Morphismes rationnels et algébriques dans les types d'A-algèbres discrètes à une dimension, thèse de doctorat, université de Rennes, 1967, Publications de l'Institut de statistique de l'université de Paris, vol. XVII, no 4, 1968, p. 1-77.
  • La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe : recherche de seconde rhétorique, thèse de doctorat d'État, université Paris IV, 1990.

Prix et distinctions

Prix

  • 1986 : Prix France Culture, pour Quelque chose noir
  • 1990 : Grand prix national de la poésie du ministère de la Culture, pour l'ensemble de son œuvre
  • 1996 : Prix Théophile-Gautier pour Poésie, et cetera : Ménage
  • 2008 : Grand prix de littérature Paul-Morand de l'Académie française, pour l'ensemble de son œuvre
  • 2021 : Prix Goncourt de la poésie, pour l'ensemble de son œuvre
  • 2023 : Grand prix de poésie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre poétique

Décoration

  •  Commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres (2014)

Poèmes choisis

Autres lectures