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Jacques Sicard, Monochromes

Damnation de Béla Tar

Un homme à quatre pattes et un chien à demi sur son train tournent autour l'un de l'autre. Ils s'aboient férocement à la gueule. Au fond d'une excavation clapoteuse, dépression d'une terre depuis longtemps remblayée en grumeaux, hérissée de ferrailles, empuantie de déchets, sous un déluge identique au ciel. 

Leur ronde méchante en a construit avec le temps le décor. Leur danse matérielle a fait surgir cet ailleurs. Face aux crocs, le cou de l'homme épouse un angle d'invertébré, le chien couine et gémit un peu. Enfin ils se séparent, puis s'éloignent, que la battue de la pluie sur des gongs de soupe populaire accompagne, avec l'air, voussure dans les manières, d'avoir momentanément terrassé ce qui les assujettit à l'ici et maintenant (qui ne se résume pas à un régime communiste à l'agonie). Ils reviendront. C'est sans fin. Mais c'est le dessin intérieur de leur carte du trésor. Il y a deux cartes du trésor : la carte qui inscrit le trésor dans un espace et la carte qui s'inscrit dans l'espace du trésor. La première est un chemin qui conduit ; la seconde est un signe qui abstrait.

Jacques Rivette, Le Veilleur de Claire Denis

Fin de la nuit. Sur un toit-terrasse. Une table ronde et trois chaises. Claire Denis les a rejoints, ajoutant la présence de son corps à son image. Serge Daney se tait, tournant un briquet entre ses doigts. Jacques Rivette est plus disert qu’il ne l’a été tout au long de leur entretien nycthéméral. Il aura déplié devant eux la carte de ses disparitions, la dissémination sur un plan utopique de ses phrases dites jadis ou naguère selon la part que notre cœur lui réserve, le réseau des trajectoires de ses écrits, dont il renvoie à présent le trémail sonore dans le ciel où le jour point – pour le moineau averti du calibre de la maille… Aucun objet ne résiste à la matérialité de la langue. Confronté à la dureté de son grain, l’objet révèle combien sa masse est faible, faiblesse qui prête le flanc à l’esprit. Il n’est plus que pipi de chat contre les murs où l’on enterre près des saints. Possible que la chair se soit faite verbe (et non l’inverse) pour en finir avec sa complaisance à l’égard de la spiritualité. Le verbe soit la détruirait, soit lui donnerait une consistance de statue de sel… La pensée dans sa voix lui fait un son de velours, ongles effleurant les cordes d’une contrebasse.

 

Ars longa,
vita brevis,
occasio praeceps,
experimentum periculosum,
iudicium difficile.
Art long,
vitalité brève,
occasion précipitée,
expérimentation périlleuse,
jugement difficile. 
Hippocrate

Vita brevis de Thierry Knauff

La jeune fille est assise sur le banc de nage d’une barque, une larve d’éphémère accrochée à l’hameçon, qu’un poisson gobe dès que plongée dans l’eau épaisse comme l’huile.

Le seul rôle de l'éphémère dans la nature est de faire partie de la chaîne alimentaire des autres insectes et des oiseaux.

L’enfant semble se mouvoir devant un écran de transparence. Elle ne partage la précision de son modelé avec rien. Son relief n’est cependant pas d’ordre divin et ses gestes, leur cruauté attentive mêlée de soin parfois, s’accordent avec ce que l’on sait de l’humain.

Un avion à hélice pulvérise le plan d’eau. Les éphémères s’accouplent au fil de l’eau. Milliers d’accouplements qui sont chacun le bourdon de l’Inde, cette note unique autour de laquelle s’enroule la mélodie. Le biplan disparaît, les mannes meurent. La parenté des situations n’a pas que le bon aloi d’un jeu sonore, il s’agit quelle que soit l’échelle du même déterminisme d’effroi et d’a-foi.

La nature n’a de beauté que le regard porté sur elle.  Art bref / vie longue / occasions nombreuses / expériences inutiles / jugement aisé.