Tra­jec­toire témoin de l’élan heurté au fra­cas du monde, la poésie de Jean D’Amérique sem­ble à la fois faire vœu de lucid­ité et ser­ment de ne pas renon­cer à l’espérance. 

Son nou­veau livre accueil­li dans la Col­lec­tion Grise, dirigée par Benoît Reiss, pro­longe la ligne tracée depuis Nul chemin dans la peau que saig­nante étreinte, déploy­ant les ressources créa­tri­ces du jeune auteur haï­tien pour dire ce bras-le-corps avec la dévas­ta­tion de notre terre, éle­vant sa voix con­tes­tataire con­tre le jeu de dupes des insti­tu­tions rou­tinières, des blocs par­ti­aux, des murs aux fron­tières, avec rage et générosité : « tour du monde effon­drée / gauche droite / bègues séquences / d’un bout à l’autre pul­vérisées / bouch­es / sous kalash / cour­ri­ers envelop­pés d’e­spoir / aux qua­tre coins / que du chaos à col­lecter / mon corps tourne autour des ter­res / finit dans un océan / d’in­valides / le monde se porte mal / mieux vaut être nu »…

Sa poésie se fait alors cri­tique d’un vieux con­ti­nent égoïste et éloge du métis­sage entre les êtres humains, par-delà les crispa­tions iden­ti­taires et les œil­lères civil­i­sa­tion­nelles. Un véri­ta­ble chant s’élève de ses mots à la bous­cu­lade des ordres étab­lis, en accueil des insur­rec­tions pop­u­laires et rejet des tyran­nies obscurantistes. 

Jean D’Amérique,  Ate­lier du silence, Cheyne Édi­teur, 80 pages, 17 euros.

Son poème sobre­ment inti­t­ulé « union européenne » fait le calme con­stat du dévoiement de l’idéal cos­mopo­lite d’ou­ver­ture aux autres quand nos sociétés se claque­murent dans le rejet de l’é­tranger : « ces derniers temps / l’u­nion européenne se mon­tre très solide / reliée à la ferme idée d’un bloc / elle ne se laisse pas pénétr­er / dans cette optique le métis­sage est vu / comme dan­ger mortel »…

Ses let­tres sont dès lors celles d’un cri de reven­di­ca­tion, héri­tières de la poésie en colère d’Aimé Césaire, et si par ailleurs son ate­lier demeure silen­cieux, il l’est d’un silence qui en dit long, points de sus­pen­sion répro­ba­teurs devant la marche for­cée d’un univers en pure perte. L’éclat éponyme d’un tel recueil, dans sa rareté essen­tielle, sem­ble mieux exprimer com­bi­en ce calme peut devenir assour­dis­sant comme une clameur qui vient de l’in­térieur con­tre les lois de la dom­i­na­tion imposant ses normes : « encaquées ici-bas / choses n’ayant d’adresse / qu’un vac­u­um gradé haut / choses qui lais­sent sans voix / le bruit court que le silence là domine marché »…

Et n’est-ce pas dans une volon­té ana­logue à son glo­rieux prédécesseur de don­ner à enten­dre les voix passées sous ce mépris néga­teur, d’être à son tour la bouche de celles que l’on ferme à mots cousus, où selon la for­mule de l’au­teur du Cahi­er d’un retour au pays natal : « « Ma bouche sera la bouche des mal­heurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la lib­erté de celles qui s’affaissent au cachot du dés­espoir. » ? S’il est donc une musique sans bruit dans cet ate­lier du jeune poète, elle se révèle le mur­mure gran­dis­sant qui sait autant pren­dre que ren­dre les armes : « riche que soit son arse­nal / l’ate­lier du silence ren­dra les armes / à un moment don­né ou arraché / con­sumé sera-t-il par sa pro­pre essence »…

Si le verbe s’y avère rare, les écrits con­den­sés, on sent cepen­dant com­bi­en le feu cou­ve au cœur du vol­can encore endor­mi, et si l’on entend un souf­fle comme sus­pendu, c’est bien celui d’un silence de brais­es sous la cen­dre. L’én­ergie du chaos irrigue la lave encore chaude de son encrier avant l’érup­tion annon­cée d’une parole qu’au­cune forme de cen­sure ne saurait con­tenir, laque­lle langue puise sa force dans cette four­naise aus­si taiseuse que vitale et dont la poésie ne saurait trou­ver de lim­ites pour la réduire, d’où après l’égrènement des noms de ceux que l’on a voulu faire taire (John Rock Goudeguer, Naz­im Hik­met, Ash Erdo­gan, Jean Dominique…), son ironie mor­dante : « si j’avais la parole / je deman­derais une minute de silence / pour ma lib­erté d’ex­pres­sion étouffée. »…

Mais là où ce fleuve souter­rain court entre les mots et les blancs de l’écri­t­ure, c’est en défini­tive tou­jours sur l’arête du poème, inscrit en vers libres, à la ver­ti­cale, énigme forgée afin de sug­gér­er des sig­ni­fi­ca­tions indi­ci­bles et des pos­si­bles inédits, que tel un joy­au ciselé dans ses infi­nis miroite­ments, dia­mant brut à l’en­cre noire recou­vrant la page encore vierge, le pas­sage se trou­ve alors for­cé par la puis­sance d’un dire dont le frag­ment demeure la clé de son art poé­tique : « con­tre tout / suf­fit seul / le poème » !

Présentation de l’auteur

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.