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Jean-François Mathé, Elle, au même fil, avait étendu, et autres poèmes

Elle, au même fil, avait étendu
un peu de linge, beaucoup de ciel,
lui avait vidé la maison
et laissées béantes portes et fenêtres.
Puis ils s’étaient regardés d’un regard
qui ne les voyait plus dans l’avenir.

 

Ils avaient amassé assez de mémoire
pour ne rien attendre du lendemain
et pour poser le temps qui restait
comme un pain à partager
sur la table à côté d’un couteau neuf.
 

∗∗∗

 

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
rendre toutes ses feuilles à ma mémoire.

 

Tout ce temps que vous rapportez,
ma maison si petite aujourd’hui
le contient à peine,

 

seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

∗∗∗

 

J’avançais, et le jour avant moi
faisait un pas de plus vers l’ombre.
Si beaux arbres et fleurs du bord du fleuve,
je voyais d’avance tout ce qu’un fleuve
emporte de vous
après l’avoir sans bruit émietté en reflets

et moi, tout près de l’eau, rassuré,
j’y voyais mon reflet entier.
Mais pas l’autre qui se disloquait
dans l’eau invisible du temps.
 

∗∗∗

 

Ne regarder au ciel de la nuit
que celles des étoiles qui furent
ce qui autrefois nous a atteints,
transpercés d’une inoubliable douleur.

Et vérifier en tendant vers elles
la main, le regard,
combien elles ont retiré loin de nous
leurs pointes de lames pures
qui n’ont rien gardé de notre sang.
 

∗∗∗

 

L’ombre du soir est encore trop loin
pour qu’on puisse enfin y poser la tête.

Depuis que l’aube pucelle est devenue catin,
depuis que la ville débraillée hurle,
tout entre en nous comme dans un moulin,
fracas, regards, insultes,
pourquoi pas des pierres.
Meunier, dormais-tu en un tel moulin ?

Non, et pour nous
l’ombre du soir est toujours trop loin
pour qu’on puisse enfin
y perdre la tête
sous la douce lame de l’ombre
prête à couper le cou
en cas de besoin.

∗∗∗

 

Ce qui faisait naufrage
était-ce en mer,
était-ce en moi ?

De quelles crêtes ou creux de vagues
appelaient ces voix connues
que la nuit apportait, remportait
dans une nasse de vent noir ?

Qui s’enfonçait en l’eau profonde
où s’élançait mon cœur
comme un sauveteur impuissant ?

Où que ce soit, il y avait naufrage
et seul le matin dirait
qui en avait réchappé
en mer ou en moi.