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Jean-Luc Wauthier, Sur les aiguilles du temps

 

Jean-Luc Wauthier nous annonce une grande décision : Vivre, comme un appel, comme une arme pour cracher à la face du néant. Il accepte de voyager sur les aiguilles du temps et non pas sous. C’est l’homme debout qui relève la tête. C’est par une crise de conscience plus aigüe au sujet de la mort que cette chose est arrivée. Le monde enfin/ ouvert.

 Je songe à regarder enfin
la mort en face
sans baisser les yeux.

J-L Wauthier rejoint le poète qui s’était séparé de lui-même, il rejoint l’homme qui s’était séparé du poète. Il refait l’unité et ainsi gagne une certaine sérénité. Un certain nombre de thèmes y sont abordés, ceux-ci l’y préparent : ses enfants comme prolongement de soi, Christelle, au loin, pour laquelle, il nourrit des rêves de présence,  la nature, surtout les oiseaux, la poésie, le martyre des dix Innocents, la dédicace à un ami… Bref, des appels à la vie. J.-L. Wauthier veut conjurer la mort (l’hiver, le noir, la nuit… en sont des synonymes).  Lent travail parmi les braises du temps à démêler l’ombre de la lumière, à tenter de frapper au cœur des mots et d’atteindre la note de résonnance heureuse.

Le ton y est familier, âpre, drôle, qui laisse sous un certain humour une profonde gravité emplie de sincérité, d’honnêteté. Presque sans ponctuation, les mots se dévident rapidement, à parfois perdre le souffle, comme s’il fallait gagner quelqu’un, le doubler, récupérer un état des lieux perdu depuis longtemps. Il se hâte et se tâte, il cherche avec méthode pour en finir une bonne fois pour toutes avec le côté négatif des choses. Il en appelle à l’enfance parmi des mots comme mourir, à traverser le grand miroir/ sans hésiter. Est-ce en vain ? Il passe parfois d’une colère à une triste constatation, qui néanmoins reste un espoir :

Vieux cheval,
 renverse les barrières
pulvérise les étoiles noires
fais fondre la neige
écoute, ô vieux cheval
chanter le coucou du treize avril
 

Textes forts qui filent entre les doigts. Ils parlent trop bien de nous, ils insistent pour se rendre présents. C’est une mise à nu sous la pudeur, un dévoilement du corps et de l’esprit, une profonde tristesse sous la lucidité, un monde impossible à rejoindre, presque, sinon par la mémoire et une grande volonté fondée sur un refus. Il y a une superposition de sa mort à celle des autres, une façon de ne pas se sentir seul et de généraliser, parce que cela rassure.  La hantise est devenue la chose  banale, celle dont on a réduit la peur. Ce recueil nous a lentement enfoncés dans l’absence. Nous y sommes descendus par étapes, entre des hauts et des bas, nous avons touché un fond heureusement dépassable. C’est la description et la mise en évidence d’une maladie mentale, celle du désir de vivre et de le crier à tous. Devant cette sincérité, dans un premier temps, il est bien difficile d’en dire quelque chose, sinon de l’accepter pleinement. Nous le ressentons au plus haut degré et les mots deviennent inutiles. Tant mieux, le poème a fait son office, il peut disparaître et nous laisser tranquilles. Nous pouvons alors aller boire une «Rochefort» à Givet en toute sérénité, tendre nos lignes vers de probables et d’invisibles poissons. La vie a gagné. La vie ordinaire, disait Perros.

Ici, les mots délivrent des mots. A peine laissent-ils une trace, une rumeur comme une ombre qui se mettrait à flotter dans l’air et qui nous interrogerait. Nous sommes libérés d’un poids qui nous a conduits plus loin,  laissant une distance, mélancolie soudain de l’insaisissable si proche et si présent. Le monde appelle comme une mémoire à reculons, un bol d’eau fraîche posé sur une table sous le feuillage. L’air y dilue des jours oubliés depuis longtemps et qui reviennent chargés d’un espoir mince et prenant. Il y a une vision plus nette et plus désencombrée comme si l’on approchait une réponse au pourquoi de la vie. Puis, tout retombe maussade dans la journée qui se défait car l’impossible rencontre nous laisse exténués, indifférents parmi les choses et le temps qui passent. La pensée alors se ressaisit et se libère qui nous conduit par-delà sur un chemin de parfum, aéré, transparent, inconnu : ce rêve de ne pas mourir.

Sur les aiguilles du temps, ne sont pas le ton de la confidence mais de l’évidence, d’une voix qui se vide d’un trop plein avec l’aide de quelques récurrences verbales (terrible  manteau  mort). C’est le ton monocorde de la distance, d’une certaine hauteur prise sur la vie, comme l’épervier. Un exemple dans ce beau poème dédié à André Schmitz :

Le temps fait un bruit terrible. Le poème pour seul remède. Fragile, durable, éphémère dans la jubilation de l’instant. Vient un autre poème, puis un autre encore. Le temps s’arrête, l’heure s’inverse. 

 D’un seul doigt, la mort remet en route le balancier.

A nouveau, l’ordre règne.

Par le poème, J.-L. Wauthier a gagné et ne pouvait attendre pour nous le dire. C’est ainsi que le texte en exergue nous prévient de sa conquête et par là fait écho aux deux derniers vers du recueil : à la recherche d’une main amie/pour t’appuyer sur l’épaule du jour.

Mais avant cela, dans Matins tristes, le recueil glisse insensiblement de la pensée vers un dire devenu plus sensuel où les sentiments s’abandonnent à se livrer avant le sursaut final.

Qu’est-ce qui rend ce recueil si fort au-delà de son contenu ? Un vocabulaire ordinaire, de belles images dont certaines sont fatiguées par l’usage, le manteau, le linceul, des répétitions de mots, de thèmes. Il y a une opposition entre le fond, dur parfois détestable, rejeté et la forme au beau phrasé qui glisse, langue qui chante tout en douceur, un rythme tempéré, à la manière de Bach, régulier, aucun heurt de mots, des enchaînements souples, pas de rejets, un bel équilibre entre vers longs et vers courts. Bref, la forme s’oppose au fond et pourtant elle en fait partie intégrante. Cette souplesse du dire est en partie la réussite de ce recueil. J.-L.Wauthier a su par la langue déjà atténuer la douleur, la présenter comme une acceptation et non un refus. Il n’a pas hypothéqué sa thérapie, il a amadoué la mort pour la domestiquer Parole immédiate parce qu’elle survient directement par contact avec le monde. Il y a surgissement, confrontation, naissance de la parole poétique. L’émotion dans sa brutalité se conjugue au langage et naît le poème plus désiré que spontané. L’auteur vise au resserrement, il va quelque part, il y a de la démarche dans son travail qui est moins d’inspiration que de recherche.

A force de se taire,
on finit par donner raison à la mort
qui, bientôt,
comme une écolière jetée dans le préau
fera plus de bruit que nous.

Ce qui rend ce recueil si fort est sa musicalité ce par où nous rejoignons le tableau d’Arnold Böcklin, autoportrait avec la mort jouant du violon, (1872) Le  peintre, bel homme attentif, regarde au loin, le pinceau en suspens, la mèche de cheveux en bataille, un homme prêt à contrer le pire. Et la mort jouant du violon à son oreille avec un rire qui n’est pas sarcastique mais complice, prévient juste : Arnold, je suis là et jusqu’au bout et selon ce que tu feras de moi,  nous serons amis ou ennemis. As-tu vraiment le choix. ? Arnold ne paraît pas contrarié. A-t-il trouvé la bonne réponse ? Et toi, Jean-Luc, après ton inventaire du réel face à la mort ?

Chez J.-L. Wauthier, il y a un monde cohérent, même si parfois des éclats apparaissent, il y a un noyau dur qui subsiste qui rassemble inquiétude et espérance. L’auteur a l’attitude du paysan qui ne s’en laisse pas conter. Les mots sont ceux de tous qui peuvent les reconnaître. Il n’assèche pas le réel,  il le réveille, n’arrache rien à la langue qu’il tient ferme en main, mais la retourne contre elle-même. Il s’échappe par la langue, devenue poème, mais elle ne lui échappe pas. Il ne transforme  rien, il voit et affirme plus qu’il ne doute. Dans ce recueil, il y a beaucoup d’événements situés qui servent d’appuis parce que c’est du monde, le nôtre, que l’auteur nous parle.