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Jean-Pierre LEMAIRE : Le pays derrière les larmes

 

Le dernier opus de Jean-Pierre Lemaire est arrivé avec les premières violettes et un goût de miel retrouvé au sortir de l’hiver. Comme les cadeaux que nous offrons sont souvent ceux que nous souhaiterions pour nous-mêmes, nous pouvons penser que ce choix est composé des poèmes les plus chers à leur auteur.

Je conseillerai de ne lire qu’à la fin, l’excellente et très complète préface de Jean-Marc Sourdillon pour entrer vierge dans ce recueil.

La clé la plus utile est sans nul doute ce premier poème intitulé très justement « Préface », dans lequel nous trouvons en éclats, telles les pièces d’un puzzle, ce qui sera longuement reconstitué par la suite : enfance, héritage familial, apprentissages, écriture, couleurs du jour, paysages familiers, spiritualité, voix de la Sagesse, mission du poète… Je me limiterai à une approche sensible, un peu lacunaire compte tenu du grand nombre de poèmes de ce recueil, un peu désordonnée car lorsque je me plonge dans un aussi dense et beau bouquet de poèmes, la tête me tourne un peu…

Un gentil désordre aussi dans ce recueil au sein d’une structure des plus ordonnée puisque les poèmes nous rappelle Jean-Marc Sourdillon, s’y présentent dans l’ordre dans lequel ils ont été écrits, que la voix n’a pas changé au fil des ans.

Désordre car si nous croyons faire d’emblée la connaissance de celui avec lequel Jean-Pierre Lemaire dialoguera nous comprenons très vite qu’il ne s’agit pas d’un dialogue, mais d’une polyphonie. Après les courts récits d’enfance, un tutoiement apparaît, vite brouillé. Va-et-vient d’une parole aimante qui a besoin de sortir du singulier et d’englober le plus grand nombre car le poème nous questionne directement et attend une réponse :

 

Quand on longe les murs
on trouve un jour des hommes-portes

des hommes-fenêtres
par qui l’on voit le monde
le paysage et les autres hommes
ainsi parfois à l’infini
En passant derrière eux
on finit par suivre
sans savoir un chemin
au bout duquel peut-être
tu t’ouvriras aussi

 

Désordre ou mieux, perpétuel ajustement : Pour sortir de l’ombre du mur/il avait fallu se hisser tout en haut et pourtant… Nous voici doucement déposés/par le jusant du jour/un peu plus bas/au niveau muet des meubles/… Serait-ce que d’habitude/nous marchions légèrement plus haut/et que c’était cela/justement/être vivants ? Va-et-vient, mouvements, avancées dans les poèmes de Jean-Pierre Lemaire : Les uns voient des portes et restent sous le ciel/ entre mer et montagne/D’autres les ouvrent…, fenêtres aussi, murs d’air, frontières franchies. Il y a des trous que l’on s’efforce de combler mais qui pourraient tout aussi bien être élargis. Ne fait-il pas dire à la Sagesse : Ne comble pas l’excavation de ton cœur où les cyclamens brûlent à feu couvert/Garde l’entaille vive en ta mémoire/si tu veux donner une chance à mes paroles. Rien n’est figé, tout est en perpétuel devenir et il y a toujours dans les poèmes de Jean-Pierre Lemaire un geste qui ouvre et un qui referme, une douleur qui a besoin de s’affirmer avec force avant de s’apaiser.

Car ne nous y trompons pas, le pays derrière les larmes est conquis de haute lutte et à travers les récits qu’il nous livre, nous comprenons que des évènements personnels très douloureux ont profondément marqué le poète.

Jean-Pierre Lemaire égrène les saisons comme les grains d’un rosaire, double cheminement de la prière, présence sous-jacente qui traverse le poème, qui traverse le poète, que le lecteur à sa suite percevra ou pas.

Dans la forêt verte et encore dorée,
en septembre, le vent s’ouvre des couloirs
mystérieux, à ras de terre, à mi-hauteur,
et fait remuer une seule fougère
qui s’incline et salue, une seule branche
dont les feuilles palpitent silencieusement.
Sans le sentir, tu es sur son passage.
Il faudrait qu’il se fraie en toi une issue
et derrière, à la suite, on verrait bouger
d’autres fougères, d’autres branches,
d’autres hommes peut-être.

 

Cheminement est le mot car l’on avance sans cesse dans cet agencement de poèmes. On avance dans le temps et l’espace d’une vie d’homme profondément liée aux cycles de l’univers.

On revient sur les pas de l’enfance puisque C’est nous aujourd’hui/au souvenir des arbres/qui sommes devenus plus petits. Comme si la nature célébrée ouvrait cette porte au poète, lui permettait de mesurer le peu de chemin parcouru, car l’ultime distance nous ne l’avons jamais franchie et que tu as grandi mais la forêt te dépasse toujours… :

ou encore :

 

La forêt donne encore envie de grandir
comme si ton père au bout du chemin

allait de nouveau te prendre dans ses bras
jusqu’à pouvoir toucher
le ciel avec ton doigt.

 

Comme si, à l’instar de la nature en automne, pour se préparer à une nouvelle vie, il faille laisser …tomber/ses feuilles, ses noix, ses pétales tardifs/… non pour devenir un dieu dans l’Olympe/mais un homme plus nu devant le ciel plus grand.

C’est l’histoire d’un autre homme plus nu que Jean-Pierre Lemaire nous raconte à deux reprises, celui du Mont des Oliviers dont parle Marc dans son évangile, celui qui suivait Jésus puis s’enfuit dévêtu, exposé, peut-être capable dans cet allègement de voir et d’entendre ce qui lui était caché jusqu’à lors. Il y a ce qu’un poème dit et ce qu’il ne dit pas mais qu’il suppose, la réserve de sens contenue dans ses blancs, ses silences, nous dit Jean Marc Sourdillon. Et c’est pourquoi la poésie de Jean-Pierre Lemaire est source, pourquoi elle est limon. Pourquoi elle répond à cette nécessité dont parle la poétesse américaine Jane Hirshfield quand elle dit : La poésie doit nous permettre de ressentir combien nos destinées sont partagées, de nous sentir accompagnés et même si nous le savons, il est très différent d'être accompagné par les mots du poème qui ne sont pas des idées mais des expériences.

 

Expériences que le poète nous propose de revisiter à travers le miroir qu’il nous tend mais cette fois en sachant que nous ne sommes pas seuls. Expérience intérieure mais aussi souffrance infligée par la vie même comme dans ce court et très beau poème intitulé Deuil matinal :

 

Longs appels des coqs au-dessus de la neige.
Eveillés avant eux par le téléphone

nous voyons les montagnes encore confuses
sous le ciel très pur. Elles sont toutes là
Mais nous n’avons pas le cœur à les nommer.
Elles-mêmes voudraient dérober leur tête
déserter leur forme future au soleil
l’âme obscure, tapies sous leur manteau de roc
comme là-bas le chien qu’il ne flattera plus.

 

Quoi de plus actuel et concret que ce mot « téléphone », dont l’utilisation peur surprendre dans un poème, et qui fait basculer le lecteur dans l’expérience de la souffrance dont nous sommes aussi témoin comme dans ce très beau poème intitulé Recouvrance dont voici un extrait :

 

La gare blanche au bout du monde
les rues, les magasins où les gens font leurs courses

pour Noël, sans savoir que les rues sont des planches
jetées sur le gouffre

[… ]

l’ivrogne qu’on relève au milieu de la route
tuméfié par sa chute, et sur le trottoir

la femme en fichu qui ne veut plus de lui.

[… ]

 

Planches mais aussi tréteaux dont se serait couverte la terre alors que : On dit qu’en-dessous, sur le sol ancien/où tombent les tickets, les journaux, les bouteilles/vivent d’autres hommes accroupis dans l’ombre/mais nous n’entendons rien pendant la journée.

La compassion ne va pas de soi. Le poète est partagé entre le besoin de se protéger : Tu priais alors pour ne pas descendre, et celui de porter secours. Nous avons besoin d’un rappel à l’ordre pour nous souvenir que le but est de faire une seule terre.

Étrange vision que ces planches qui font penser au poème 875 d’Emilie Dickinson.

 

I stepped Plank to Plank
A slow and cautious way

Étrange vision aussi que cette maison encore inachevée/qui n’empiète pas sur les maisons réelles/ni les jardins autour…

C’est l’œuvre du temps nous dit le poète et la nôtre avec lui…

Bien au-delà de la métaphore, ces représentations allégoriques puissantes ébranlent le lecteur et le mettent face à ses propres contradictions.
 

Mais le poète qui nous aide en tendant généreusement son poème qui va l’aider en retour ? La foi.

Lui qui dit avoir la chance de dire tu à Dieu, fait pour nous une relecture de la Bible en rapprochant les faits de telle façon que, pris sur le vif, ils semblent faire partie de notre quotidien.

 

Nous versons de nouveau du vin dans les coupes
et les gens sont heureux, les mariés sereins,

sans ombre au visage. Nous n’en buvons pas
mais nous savons qu’il vient des jarres de pierre

où l’eau à changé de couleur et de goût.
Le maître et sa mère au bout de la table
le savent mieux que nous…

 

Croire ou ne pas croire, n’est pas ce qui est demandé au lecteur. Le sacré côtoie le profane. Ils se nourrissent l’un l’autre.

Les majuscules sont tombées et dans la dernière partie du recueil intitulé « Grains du rosaire » le poète va plus loin encore en faisant parler Marie.

 

Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand.

 

Dix mots seulement qui ont la puissance évocatrice d’un haïku.

Quant aux très beaux dialogues avec la Sagesse, ils mériteraient à eux seuls un long développement.
 

Il a souvent été dit que la poésie de Jean-Pierre Lemaire n’était pas aussi simple et immédiatement compréhensible qu’il paraît. Nous pouvons aussi trouver dans ce très beau recueil, des poèmes à première lecture un peu obscurs mais le poète qui en a distribué généreusement les clés permet au lecteur d’y entrer non pas comme un voleur mais comme un ami attendu, simplement, avec ferveur.