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Jean Sénac, l’éclat du jour au poing d’un centenaire franco-algérien

 

JEAN SÉNAC, L’ÉCLAT DU JOUR
AU POING D’UN CENTENAIRE FRANCO-ALGÉRIEN

       

       Le village est cerné sans issue de secours
       des soldats aux jambes de sang
       descendent des montagnes

        Jacques Simonomis

       (La Villa des Roses, éditions Librairie-Galerie Racine, 2009).

 

 

     Poète se proclamant ouvertement plus algérien que n’importe qui, Jean Sénac réclamait la révolution, certes, mais non sans amour, à l’instar du poète et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, l’un des intellectuels et créateurs les plus sulfureux de son époque, qui devait connaître un sort identique au sien. Deux ans séparent son assassinat (dans la nuit du 29 au 30 août 1973) de celui du poète italien (dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975). Dans les deux cas, le pouvoir s’accommoda d’une issue douteuse, en se gardant bien de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour tenter de percer la vérité, et que justice soit faite. La poésie les unissait, l’amour, la liberté, le feu du langage et du désir, les animaient. Pasolini et Sénac se rangeaient tous les deux du côté du peuple. Leur poésie est ponctuée d’accents intimes, lyriques et d’engagements : « Je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même », écrit Sénac, un an avant sa mort. La vie fut âpre pour lui. Dans les deux cas, qu’il soit frioulan ou oranais, c’est bien le soleil que l’on assassine. Il y a quarante ans, en ce qui concerne Jean Sénac. Les termes de « célébration » et de « fête », me paraissent donc particulièrement incongrus et déplacés. En quarante ans, Jean Sénac n’a jamais été oublié, car il a toujours pu compter sur la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, français et algériens, pour entretenir le feu et de sa mémoire et de son œuvre. Avec le temps, il a même gagné davantage d’amis et de lecteurs, auprès des nouvelles générations. Ses œuvres ont continué à paraître, à reparaître et non des moindres, si l’on pense aux Œuvres poétiques (Actes Sud, 1999) et Pour une terre possible  (Marsa, 1999), jusqu’à Jean Sénac, le forgeron du soleil (2003), un film documentaire d’Ali Akikabeau film, et bien sûr le superbe film, tourné en Algérie, du réalisateur franco-algérien, Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assassiné (2004). La chose est peut-être lente et laborieuse, mais indéniable : d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, on redécouvre enfin l’un des plus grands poètes du XXe siècle.

            En 2013,  une fois n’est pas coutume (l’effet des quarante ans ?), de nombreux articles, y compris sur internet, ont paru. Trois livres ont accompagné ce sinistre anniversaire : Jean Sénac, poète et martyr (éd. du Seuil, 2013), une biographie de Bernard Mazo ; la réédition (collection Point, éd. du Seuil, 2013) en format poche des poèmes de Pour une terre possible, qui avait paru aux éditions Marsa en1999 ; ainsi que, Citoyen du volcan. Épitaphe pour Jean Sénac (Atelier de création libertaire, 2013), de Max Leroy ; sans oublier l’ouvrage collectif, sous la direction d’Hamid Nacer-Khodja, Tombeau pour Jean Sénac (éditions Aden, 2013). De ces livres, découle un constat : On ne ressort pas indemne de la lecture de Jean Sénac, ce « poète algérien de graphie française », ainsi qu’il se définissait lui-même et qui fut assassiné à l’âge de quarante-six ans, dans sa cave-vigie d’Alger, frappé par cinq coups de couteau en pleine poitrine ; vingt ans avant que Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes de ses amis, soient à leur tour, victimes du terrorisme islamiste ; le premier, tué de deux balles dans la tête le 26 mai 1993 ; le deuxième, égorgé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993. Jean Sénac fut le premier martyr d’une horrible liste. Les Français ne lui pardonnaient pas d’avoir été membre du F.L.N. pendant la guerre d’indépendance et d’avoir choisi l’Algérie ; et le pouvoir algérien supportait mal ses positions très critiques à l’égard du système bureaucratique en place. Jean Sénac était un homme parfaitement indésirable, en somme, mais pas seulement pour le pouvoir. Il dérangeait beaucoup plus de monde. Il était un scandale permanent. Son audience auprès de la jeunesse, sa vie, sa vie sexuelle surtout, sa liberté de parole en matière politique ou culturelle, les répercussions à l’étranger de ses jugements sur l’Algérie… Il y a plusieurs personnes ou groupes à qui le crime pouvait profiter. Cette mort, il l’a sentait rôder : Pourquoi suivre cette trace - d’avance tout est conclu - quand vous laverez ma face - le soleil n’y sera plus.

            Quarante ans plus tard, on s’aperçoit que cet homme, qui garda jusqu’à la fin l’Algérie au cœur, constitue une indispensable charnière dans les rapports franco-algériens, et pas seulement sur le plan culturel et intellectuel. Rarement une existence aura autant collé à la poésie et à un pays. C’est qu’à travers Jean Sénac, il ne s’agit pas seulement de « réhabiliter » un poète, jugé paria par les uns et martyr héroïque par les autres. Il ne s’agit pas seulement de débattre de son œuvre poétique. Non, derrière Jean Sénac subsiste et demeure « l’Affaire coloniale » ; une crise de conscience vite refermée et mal digérée. Sénac et l’Algérie n'ont pas fini de nous hanter. Ce fut d’ailleurs le cas de Bernard Mazo qui, à l’instar d’autres jeunes Français, eût « vingt ans dans les Aurès » (où il reste vingt sept mois), en pleine guerre et sous l’uniforme. Bernard Mazo avouait volontiers qu’il portait l’Algérie et les Algériens dans son cœur, comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans. Bernard Mazo est décédé le 7 juillet 2012, à l’âge de soixante treize ans, sans avoir vu paraître ce livre qui lui tenait à cœur. En écrivant une biographie de Sénac, il n’a pas seulement salué un poète dont il admirait l’œuvre et l’engagement ; il a également fait la paix avec sa conscience.

           

            Il existe une littérature abondante sur Sénac. Mais hélas, de nombreux titres sont épuisés. Bernard Mazo a tout lu, tout compulsé : livres, articles, témoignages. Il a, après bien d’autres, rencontré les amis du poète et consulté ses archives à Alger et à Marseille. Durant six années, ce fut comme une quête d’absolu. Le résultat est à la hauteur. Le biographe est évidemment en totale empathie avec son sujet, mais sans déraper dans l’admiration aveugle ou l’hagiographie. Il n’hésite pas à évoquer les contradictions, les excès, les doutes et les angoisses du personnage comme du poète. En France, écrit Hamid Nacer-Khodja, si des cercles retiennent principalement l’approche érotique d’un poète, d’aucuns le fustigent pour son combat nationaliste qui le conduisit à rompre avec son « Père impossible » Albert Camus et ses « frères pieds-noirs » ; en Algérie, la part « maudite »  de l’homme-poète est occultée et celui-ci réduit à sa portée politique univoque : un chantre indépendantiste en temps de guerre doublé d’un animateur culturel exceptionnel en temps de paix, et même bien avant 1954, période méconnue ici mise en valeur et élargie. Bernard Mazo, comme le dit encore Nacer-Khodja a su se défaire de cette ambivalence en ne réduisant pas l’unité de Sénac à une figure isolée que la torture littéraire a reconnue à double titre de part et d’autre de la Méditerranée.

 

            Max Leroy, pour sa part, écrit : « L’Algérie a fêté le cinquantenaire de son indépendance en 2012 et on célèbre cette année le centenaire de la naissance d’Albert Camus. Les cérémonies laissent toutefois dans l’ombre un des témoins incontournables de ce passé aux plaies ouvertes : son nom ? Jean Sénac. Écrivain et poète, pied-noir et indépendantiste, chrétien et révolutionnaire. Caillou dans les souliers de la France et de l’Algérie, Sénac bouscule les deux rives et les eaux troubles de la Méditerranée. Il serait temps, quarante ans après son assassinat, de tendre l’oreille. » C’est que, cinquante et un an après que l’Algérie soit devenue indépendante ; les blessures ne sont pas encore refermées. Sénac est aussi là pour nous le rappeler. On n'oublie pas si facilement plus de cent soixante-dix années de colonisation, de drames, de passions et de désillusions.

 

            De 1973 à 2013, soit quarante ans après son assassinat ; Jean Sénac demeure à lui seul une pierre angulaire des rapports franco-algériens. Visionnaire, n’avait-il pas écrit (cf. Lettre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenchement de la guerre d’indépendance : « Ton cœur souffre de l’injustice quand elle brise un visage français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes ? (..) Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain… La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les Israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique… Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? »

            On le sait, nombreux sont les colons français qui n’accepteront pas et n’acceptent toujours pas d’avoir dû lâcher leurs privilèges. L’indépendance de l’Algérie fut officiellement proclamée le 3 juillet 1962. Le 30 octobre, Jean Sénac était de retour à Alger, alors que de nombreux Pieds-Noirs faisaient le voyage inverse vers la France ; mais pas tous. Car les Pieds-Noirs ne furent pas tous de riches colons racistes ; ils ne basculèrent pas tous dans le camp de L’Organisation Armée Secrète, ou dans celui de l’Algérie française. Contrairement à un cliché faisant une règle absolue du départ précipité en1962, il y eut le choix et les Pieds-Noirs restés en Algérie faisaient masse : 200.000, d’après l’ambassade de France, à la fin de l’été 1962 et 100.000 encore, en 1963. Ces Pieds-Noirs connaissaient ce pays qu’ils considéraient comme le leur, aux côtés de leurs frères algériens. Ils en connaissaient les tensions et les failles, et, tout en défendant leur légitimité à trouver leur place dans la nation devenue indépendante, ils savaient que ce ne serait pas facile ; le F.L.N. étant lui-même tiraillé entre diverses conceptions de l’identité algérienne, des plus ouvertes à la diversité, aux plus repliées sur sa composante arabo-musulmane. Durant toute cette période, Jean Sénac a fait cohabiter au sein de sa poésie, et le militantisme humaniste révolutionnaire et la beauté, l’amour ou les éléments, car : Si nos poèmes ne sont pas eux aussi des armes de justice dans les mains de notre peuple, - Oh, taisons-nous. Cependant, point de dogmatisme chez Sénac : N’immobilisez jamais un poète dans son vers. - Le poète est mobile - Et son éclat baroque va de la lyre aux tripes. Ou encore : L’amour n’adhère à aucun parti.

 

            Cette période ; il a bien fallu l’appeler par son nom : la « Guerre d'Algérie », avec son cortège de massacres, de tortures, de viols, d'atrocités. Tout cela se passe  neuf ans à peine, après la chute du nazisme. Le général Paul Aussaresses, avec la bénédiction du pouvoir politique français et de ses supérieurs, avait adopté les méthodes plus vraies que nature de Klaus Barbie, alors que dans le même temps, Larbi Ben M’Hidi œuvrait dans l’ombre, comme l’avait fait Jean Moulin, pour libérer son peuple.  Larbi Ben M’Hidi est cet ami que Jean Sénac aimait et qui, arrêté le 23 février 1957 par les parachutistes français, refusa de parler sous la torture, avant d’être assassiné sans procès, ni jugement, ni condamnation, par Aussaresses, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Aussaresses le tortionnaire « sans remords, ni regrets » est mort le 3 décembre 2013, à l’âge de 95 ans. Que la terre lui soit lourde. Dans son livre La Vérité sur la mort de Maurice Audin (éditions Équateurs, 2014), qui vient de paraître, le journaliste Jean-Charles Deniau raconte, dans un récit à la première personne, comment Aussaresses, alors au crépuscule de sa vie, a consenti à lui avouer ce qui constitue un crime d’État : non, le militant communiste Maurice Audin ne s’est pas évaporé dans la nature après son évasion en juin 1957, mais a été assassiné à l’âge de 25 ans au couteau par l’un des sous-fifres d’Aussaresses, puis enterré de nuit dans l’une des fosses de la lointaine banlieue algéroise régulièrement utilisées par les hommes du général Massu ; le tout avec « la couverture pleine et entière du pouvoir politique ». Nous touchons là le fond du problème, écrit Jean-Charles Deniau. Paul Aussaresses a passé sa vie à obéir, pour le meilleur et pour le pire. Le temps passant, il n’a plus fait de différence entre les deux. Sa carrière, qui a souvent été inscrite dans la clandestinité, l’illégalité, parfois même la lutte à mort, a été marquée par la violence. Hannah Arendt n’avait-elle pas écrit dans d’autres circonstances : « Il s’est consacré à son devoir sans penser à la fin de son action : il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres. » Dans le poème (in Espoir et parole, poèmes algériens, anthologie, 1963) qu’il a consacré à son ami Larbi Ben M’Hidi (Jean Amrouche lui dédie aussi son poème « Ébauche d’un chant de guerre ») et à Ali Boumendjel, Jean Sénac a écrit : Pieds et poings liés, - ils se sont pendus ? – ils se sont jetés des hautes terrasses ? – Feu sur vos mensonges… Vous avez « suicidé » nos volontés de vie… Mais le chanvre a poussé pour que lui soit rendue sa –terre véritable. - De vos cordes de mort – nous tressons nos fouets. – Le dernier souffle des héros – alimente nos forges.

 

 

            Qui pourrait aujourd’hui contester l’importance de l’histoire algérienne et donc de l’œuvre-vie d’un Jean Sénac, dans la (mauvaise) conscience française ?

            La fin de l’amnésie et la réconciliation seront-elles un jour d’actualité ?

 

            Comme l’a écrit Dominique Lagarde (in L’Algérie, la désillusion, L’Express, 2011), entre la France et l’Algérie, les relations, cinquante ans après l’indépendance, demeurent difficiles. Elles sont d’autant plus passionnelles que plus d’un million d’Algériens vivent en France, et les enjeux de mémoire restent, de part et d’autre, compliqués, sans parler des groupes de pression qui, en France, ne cessent de rappeler leur peine et leur colère, leur « identité » perdue à recouvrer, leur « communauté » à réhabiliter. Des minorités actives, à juste titre (les harkis dans le cadre franco-français) ou non (la partie des Pieds-Noirs qui vit encore à l’heure de l’Algérie Française), font assaut, cherchent une audience publique et médiatique, politique, culturelle et judiciaire. Quels seront la survie et l’avenir de notre propre « mémoire » ?, disent-elles, engluées dans leur propre douleur. De son côté, l’Algérie a réécrit son histoire, elle en a fait une épopée nationaliste dont elle a gommé les dissensions internes qui exprimaient pourtant le caractère pluriel de sa société. L’ex-puissance coloniale est aussi un bouc émissaire tout trouvé lorsqu’il s’agit de faire oublier les piètres performances du régime. Mais la non reconnaissance par la France, des crimes commis durant la période coloniale demeure une souffrance. La Loi votée le 23 février 2005, en France, par l’Assemblée nationale, dont l’article 4 – abrogé un an plus tard – évoquait « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », aussi ignoble qu’inique, témoigne de ce manque de lucidité. Nicolas Sarkozy, alors président Français, parle du bout des lèvres, à Constantine, en 2007, d’« injustices », alors que les Algériens attendent toujours un acte de reconnaissance.           Peut-être faut-il voir un geste encourageant, dans la lettre que François Hollande a adressée le 5 juillet 2012, à son homologue algérien : « La France considère qu'il y a place désormais pour un regard lucide et responsable sur son passé colonial si douloureux et en même temps un élan confiant vers l'avenir ». Le dialogue entre États, les travaux des historiens (Vidal-Naquet, Rioux, Stora, Daum, Branche, Akram Belkaïd ou Mohammed Harbi), le dialogue interculturel entre peuples, finiront par avoir raison des non-dits ; mais ne peut-on aussi se dire que Jean Sénac et la poésie algérienne de graphie française restent et demeurent le plus beau et le plus sûr des ponts, qui enjambent toujours la Méditerranée ?

            La nuit fut longue, - innommable la haine, - nos phrases en sont toutes gâtées. – Nous allons pardonner mais nous nous n’oublierons pas – afin que plus jamais la bête ne surgisse. – Nous connaissons le nom des pierres pour bâtir, - leur place, leur qualité. – Nous allons rendre l’homme à l’homme. – À la place des cris nous allons mettre l’acte. – Le sang nous a brisés, le sang nous a sauvés. – À nouveau le soleil bronze le corps du peuple… Dans les yeux du soleil plantons notre certitude, écrit Jean Sénac (extrait du poème « Istiqual El Djezairi »).

 

            Dès lors, la tentation est grande de vouloir oublier Sénac ou alors, à l’inverse, de le statufier ; d’en faire une icône, un emblème, un symbole. Sénac mérite mieux. Sa personnalité est bien plus complexe, que celle, réductrice, de martyr solaire. La première quête de Sénac n’est-elle pas celle, jamais assouvie du père ? Il la redoublera dans ses relations, souvent capricieuses et houleuses, avec des amis plus âgés, tel Albert Camus, mythifiés comme pères substitutifs puis répudiés, ou des avant-courriers comme Verlaine, avec qui il finira, dans son apparence physique, par se confondre. La deuxième problématique de la personnalité du poète, n’est-elle pas celle de l’identité ? Celle de Jean Comma (de son vrai nom), Pied-Noir pauvre aux ascendances espagnoles, né de père inconnu (d’un viol, en fait) qui, ne parlant pas l’arabe et n'étant pas musulman, a opté très tôt, avec radicalité et lucidité, pour une Algérie algérienne. Dans sa Lettre d'un jeune poète algérien (1950), Sénac écrit : « L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice  attend son accomplissement. La colère prépare les matins généreux. Chaque jour dans les rues, l’homme y est humilié. Il sent peser sur lui la peur et le désordre, l’inégalité qu’engendre le régime des plus forts… Je salue ceux qui auront vu clair à temps… Que l’exilé s’en aille, mais que celui qui se sent solidaire des hommes du pays entre sans hésiter dans l’amitié de son peuple. Là où est l’injustice, l’artiste doit ériger la Parole comme une réponse terrible à la nuit. Et nous savons que l’injustice a ses bastions sur cette terre. Voilà pourquoi nous ne pouvons plus refuser une action qui nous réclame. »  Et pourtant, Jean Sénac n’aura jamais pour tout papier qu’une carte d’identité française faite à Blois, en 1968. Du conflit d’identité et de reconnaissance de Jean Sénac, Hamid Nacer-Khodja, le plus grand des sénacquiens, nous dit : « Son algérianité sentimentale ne pouvait s’enraciner dans la tradition du pays. Ses valeurs personnelles étaient trop différentes de celles de la société dans laquelle il vivait. D’où déséquilibre, inadaptation sociale flagrante, en dépit d’une troublante sincérité intérieure… Ayant tardé à demander sérieusement de son vivant cette citoyenneté, Sénac a cru que pour être Algérien, il suffisait d’opter pour la nation algérienne. Son algérianité était fondée sur la naissance, la résidence en Algérie et l’action patriotique passée, et non sur une quelconque procédure juridique ou autre. » Sénac ne s'est préoccupé de son statut que lorsqu’il était trop tard — après le coup d’État de Boumediene en juin 1965 —  et que le nouveau code de la nationalité — décrété le 15 décembre 1970 — a rendu sa naturalisation plus difficile encore. C’est Mohammed Seddik Benyahia — rencontré en France au sein de l’Union générale des étudiants musulmans algériens — qui, par ses fonctions ministérielles (notamment ministre de l’Information, sous Boumediene), aidera Sénac à voyager à l’étranger avec des papiers en règle. À partir d’août 1967, Sénac, qui n’est pas dans la nouvelle ligne politique, qu’il n’hésite pas à critiquer ou à dénoncer, est en pleine disgrâce. On lui jette au visage sa proximité avec Ben Bella, sa condition de pied-noir, de poète libertaire et d’homosexuel.

 

            Jean Sénac demeure un aîné merveilleux, et je suis fier d’appartenir au groupe de poètes qui l’a soutenu et édité à une époque où en France comme en Algérie, à l’exception de rares amis, tout le monde lui tournait le dos. C’est en effet, outre l’admirable travail de Jean Subervie  (éditeur de Matinale de mon peuple en 1961 et de Citoyens de beauté en 1967), le groupe des Hommes sans Épaules, alors reconstitué autour de la revue Poésie 1, qui publia la fameuse Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (n°14, 1971) de Jean Sénac, puis, en 1972, toujours sous la houlette de notre aîné Jean Breton, le dernier ouvrage du poète vivant, Les Désordres (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972), puis, le premier livre posthume de Sénac, A-Corpoèmes suivi de Les Désordres dans Jean Sénac vivant, essais, témoignages, documents, (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1981).

 

            Mais, la disgrâce ne touche pas que Sénac. Les déviations et les débordements du régime de Boumediene pousse de nombreux artistes et intellectuels, ce que Sénac refuse, à s’exiler en France, et non des moindres : Mohamed Dib (mort dans le silence et l’oubli et enterré au cimetière de la Celle Saint-Cloud, le 2 mai 2003) ; Rabah Belamri (mort dans un hôpital à Paris, en 1995, non sans avoir déclaré : « Voilà plus de quarante ans que la littérature algérienne de langue française a acquis une légitimité en Algérie et hors de l’Algérie. Imposée par l’histoire, elle est, qu’on le veuille ou pas, une réalité nationale. Vouloir chasser de notre mémoire littéraire Amrouche ou Sénac, Kateb ou Mammeri : un comportement d’automutilation. L’anathème jeté sur cette part de notre culture est franchement scandaleux. Il constitue une atteinte à la liberté d’expression et de création. » L’absence de diffusion de ces œuvres algériennes en Algérie le révoltait) ; Jamel Eddine Bencheikh (qui s’était imposé un « exil » volontaire, pour protester contre les restrictions de libertés imposées par le régime de Houari Boumediene, est mort et enterré en France, en 2005). Parmi ces poètes de l’exil, Kateb Yacine ne fut pas le moins grinçant. C’est donc au secret que Jean Sénac écrit Le Mythe du Sperme Méditerranée, un ensemble de poèmes qu’il ne souhaite pas publier de son vivant : Tout est foutu - les comités de gestion, le rire, nos érections… - Il nous reste la mort pour mettre debout une vie. - Même secouée de breloques - Qu’elle était belle la Révolution en chaleur ! La sexualité se fond dans la révolution et en assure le relais. Le poète clame sa différence. Le sexe va combler la déception politique. La révolution sera aussi sexuelle. La poésie devient « corpoème », un corps érotisé, et le poème jaillit de sa semence.

 

            Le cycle bien à part de ce Soleil - « un talent qui ne doit rien à personne, lumineux et sain, avec une vraie bravoure », nous dit, dès 1953, Albert Camus, dont la rencontre jumelée avec celle de Char, fut une sorte de sésame pour l’entrée en littérature de Sénac -, s’étale sur une vingtaine d’années (1948-1973). Dix-sept recueils de poèmes (« transfiguratisme » de ses propres expériences : Les mots roulent dans la chair – comme des galets bien ronds – comme des cris polis – une langue de fond) qui font chair avec le langage comme avec la vie ; à ces livres, il faut ajouter les inédits ; un roman : Ébauche du père (1989) ; une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (1971), de nombreux articles littéraires et politiques, des journaux, des textes de conférences, des œuvres radiophoniques et théâtrales. Si les écrits de jeunesse gardent traces de la foi chrétienne comme de l’influence de Verlaine, l’écriture de Sénac se forge rapidement ses propres armes, après avoir subit d’autres influences primordiales : les poètes arabes classiques, Lorca, Artaud ou Char. Immédiatement, le poète chante le soleil, la mer, les citoyens de beauté, le paysage méditerranéen et l’Algérie : Tout est ici de peau bronzée - abricot doux comme une fièvre - les regrets ont mis sur mes lèvres - la nourriture d’un été. Le poète s’éveille au monde et à la vie par la poésie. Il demeure cet émerveillé perpétuel devant la beauté de la nature, comme devant l’enfance, la vérité d’une œuvre ou le merveilleux d’un corps qui n’est alors qu’effleuré : Je dis que le baigneur lègue un corps désirable. La poésie est absolue, elle est la vie acceptée dans ses moindres détails, et jusqu'à la souffrance, s’il le faut : Ne frappe pas à leur porte - toutes les pierres sont choisies - aucune larme n’est assez forte - pour tirer de l’œil un cri. Sénac s’interroge sur la fonction du poète : Porteurs furieux des gerbes mortes, - humanistes en la noire ferraillerie des livres, - que sommes-nous sinon - les officiants du bavardage, - les aèdes au miroir qui se pâment à rayer le tain ? L'amour, l'identité et le langage traversent, comme des éclairs fulgurants, sa poésie. Sénac, le fait est moins connu, fut également l’auteur de plusieurs pièces de théâtre inédites, comme Soleil interdit, Les Colombes ou encore La Galerie. Achevée fin 1958, Le Soleil interdit est une tragédie qui renvoie à un amour impossible entre un français, Jérôme, et une algérienne, Malika, à la veille de la guerre d’Algérie. Longtemps inédit, publié par la revue Awal, Le Haricot vert fait quant à lui partie des Grotesques, un ensemble de trois « tragédies-bouffes », écrites en 1959.

 

            Aussi mesure-t-on, quatre décennies après sa brutale disparition, l’importance de l’œuvre-vie de Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais, comme il s’est lui-même baptisé), qui écrivit : Je n’étais pas né pour ces plaintes ni pour que - La rose se brise à mon chant. - L’éclat du jour je le portais au poing - faucon nubile de mes rêves. Jean Sénac est un phare, non seulement de sa génération, de la poésie du Maghreb et de la Francophonie, mais aussi et surtout un poète universel. Écrire, c’est toujours répondre à quelqu’un quand bien même ce quelqu’un serait le jumeau noir qui se cache en nous et nous persécute, exigeant de notre vigilance de perpétuelles mutations.