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J’ÉCRIS TON NOM CHAQUE JOUR

 

AS-TU OUBLIÉ LE SUSPENS DE TES MAINS ?

Que de fois, tes mains ont guidé. Elles venaient, doigts et paume rêveurs, sans trop connaître leur pouvoir, tes doigts frôlaient un peu comme hésitants comme oublieux se glissaient se frayaient passage doucement très doucement griffaient et les choses se taisaient, un temps. Sous ta main, tel baignant dans la verdure à l'accord reconnu, le laps factuel croissait en incessant avènement. Haut feuillage (ciel de lit fastueux), herbe tiède et tendre comme un ventre savaient que c'est de toi que vibreraient mes veines.

Nous nous explorions lèvres à peau langue à lèvres, ainsi qu'on fait d'un fruit pulpe jus dans la bouche, qu'on savoure leurs justes noces. Il y avait des cris ravalés, des gémirs de pariade. Nous exultions.

Tes mains vouaient à l'ici fragile, ici précaire ; elles disaient repas, elles disaient fontaine, cruche, agora, verger. Elles tentaient une calligraphie politique, rejouaient Marx. Elles disaient : « Risque-toi dans même la confiance que rien ne prouve ». Extase propagée d'un frisson, c'est ainsi qu'elles nous ont hissés sur la vague, fait garder pied complètement à nous exister.

 

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FUYANT L’ASPHYXIE

Il meurt lentement / celui qui évite la passion
Pablo Neruda

 

On peut aimer les fleurs, les pêches, les femmes, les peaux de bêtes, celles des pêches, celle des femmes, celle des hommes, les puissants fûts flexibles et les buissons, le sang dans les plumes, la rosée sur les poils ; mais nul auspice ne fait signe sur la peau de nos heures. Ni les brasiers qui, parfois, semblent paraphe d’insoumis ; ni le frisson dans lequel, pour certains, se montre un souffle d’advenue. Si chacune de nos mains éclot au poids des choses (ô tes fruits lourds confiés dans le creux de mes paumes !), et que d’elles monte un cri de joie, lignes de vie vignes de chance, aucun feu de sarments ne déchiffre la nuit. Bruits de bottes, mousquetons, Mirages, Rafales, soupirs presque inaudibles de famine, bistanclaque : vies écrasées ?

Que se perpétue-t-il d’étincellement chez un – eût-il le dos vaste comme plaine –, extirpé de ses rêves jour après jour avant l’aurore, quand la réalité débordante revient l’assiéger au plus profond de lui-même ? À peine le sommeil renouvelle le souffle ; brinquebalé dans des wagons bondés, ses tympans fracassés par le hourvari, moulu par le rythme féroce qui pèle la chair au plus gris du corps ; éreinté par les postures de commande, les saugrenus protocoles dictés : produire de l’échange pour échange effréné de changes.

Reste que l’allemand Waldeinsamkeit révèle ce lien intime à la nature que l’on ressent, solitaire un matin dans les bois ; que le japonais komorebi évoque la clarté du soleil filtrée par un feuillage ; que l’italien culaccino dit la trace sur la table d’un verre de cordiale fraîcheur.  Le pressentiment, fébrile quelque peu, qui pousse à jeter un œil pour guetter dehors la venue de quelqu’un, une langue, d’un seul mot, le nomme ; une autre, d’un unique mot elle aussi – sobremesa – fait entendre l’agréable causette entre convives après dîner. 

Vocables d’une conviction, seraient-ils intraduisibles. Chacun, et  nombre d’autres avec lui, maintiennent : nous sommes corps à corps, nous sommes de la terre, pas seulement vide et cendre. Certes, il n’y a pas d’espoir. Mais en ta chair vibrant avec ma chair, nos chairs cantiques leurs mots musqués ou leurs silences vibrent des instants à saveur de vraie vie.

 

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LA FEMME AVEC QUI JE SUIS EN AMOUR

 

Le crève-cœur faibli, sans doute serait-il possible d’adresser un début de motet à un être de lumière ; encore faudrait-il que me vînt quelque figure ou sa feinte, signe quelconque avant-coureur ouvrant leur envol aux vocables, les laissant s’affranchir de l’horizon fielleux.

Prémices : aux entrailles, une fougue métissée d’euphorie, un réveil de visées sans dessein pour l’instant, de silencieuses effigies augurant un futur incertain. Mais l’orpailleur du temps n’écrit-il pas : « L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair / tant qu’elle dure / défend toute échappée sur la misère du monde » ?

Bien entendu, soudaine, toi : sibylline, subtile, vêtue de tes seuls songes, sang et chair intensément, déroutante un peu dans l’haleine des fièvres ; toi qui t’ébats, souris ; toi qui viens procurer sans calcul une aubaine, quand le jour enrosit : m’offrir ton fredon de fontaine.

 À chacun des vagirs montés de ton cœur à ta gorge, le prosème se soleille à ta voix bleue d’angelus lente.

 

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TU M'APPRENDS À SOURIRE

 

Tu as passé le seuil de ma demeure, et je n'y suis plus confiné.  Cordelles dénouées, fenêtres et impasse s’ouvrent, le songe amer où, perdu, je vivais se dissout : tu me soutiens, tu me confortes sur chaque marche du colimaçon qui m’élève.

Tu me décrispes, cicatrises. Mes jetées dans l'élan, tu les fortifies, mes bouffées de fiasco, tu les tempères : tu as coulé ta sève en moi. Et ma figure, moins flétrie, dans l'incendie patient s'avive.

La quiétude des pâtis semés d’animaux et d’herbe jeune rassérène. Ainsi qu'une vapeur, se dissipe le bât sur mon dos harassé. Alentour, les faces fielleuses, œil venimeux scrutant le désarroi, ne m'aperçoivent plus, disparaissent.

Comme issue d'une source abyssale, tu t'offres, me saisis, me dresses, toi insufflée de tant de rus, libres et lavandiers. Finies morailles, finies sombreurs ; finis la terreur, ses vestiges. Il y avait ronce, il y a fourrure, il y avait fatras, c'est splendeur. Les relents se sont faits enivrantes senteurs.

Fermaient des cadenas ; voici la mer immense, la mer pigeonnante et sa liberté.

Tu guées, nue, mon suaire des vieilles sueurs froides, l'imprègnes de nos sucs pour les jours qui me restent.

 

 

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                       QUAND LA MAIN TREMBLE EN ÉCRIVANT      

 

                        Avons-nous trop peu de ténèbre au regard pour apercevoir des lucioles ?

Nos artères battant, y avons-nous trop de soupirs de hurlements pour acquiescer au phrasé d’un sourire ?

Aurions-nous trop faible fougue au sang pour toucher fades et ternis ?

Quels signes sont à lire sur la peau du temps ? Quelle terre s’y promet, quelle argile nouvelle ? Quels frissons de gynécée dans le tourbillon du souffle ?

Aujourd’hui lance son appel par son obscurité même.

Êtres de puissance, ne pas pouvoir nous est possible. Travail : trois pieux, la police, la pire ! Accordons-nous loisir, sans faire profession.

                        Détournons pour un baiser la bouche qui sert à manger.

Conversons, même en bégayant ; il y a traces de doigts sur la vitre de la cuisine, nos mains se mêlent, octroient fenêtre à nos lèvres pour les uns aux autres frayer voie. Quel vocable ne contient, en syllabes et toutes lettres, loterie d’échappées belles ?

La chair pétrie plissée striée comme vase de Barceló se fait verbe, fût-il silence.