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José Carlos Becerra, La Venta précédé de Parole obscure

 

Au fond du soir il y a ma mère morte.
La pluie chante à la fenêtre comme une étrangère qui pense avec tristesse
à son pays lointain.
Au fond de ma chambre, dans la saveur du repas,
dans le bruit lointain de la rue, je garde ma morte.
Je regarde par la fenêtre ;
quelques mots vacillent dans l'air
comme les feuilles d'un arbre qui ont bougé
en flairant l'automne. (Parole obscure)

 

On voit, on sent, on touche et, au moyen de fort précises indications spatiales, on circule dans la maison de la mère qui vient de mourir. Comme plus loin dans le livre on est présent dans le bar de « la garce » : je me souviens du projecteur sur la chanteuse et le pianiste. Et cependant on évolue dans ce décor avec le sentiment qu’il s’agit de l'architecture profonde, — ou suprême —, du monde. Ce qui fait dire à l'éditeur de ce poète mexicain disparu à 34 ans dans un accident de voiture (1936-1970) qu'il fait cohabiter « le trivial et le sublime ».

Cette méditation sur la mère morte et la maison de l’enfance débouche, au terme d’un usage assez troublant, — j’ai envie de dire « quantique » —, du paradoxe, sur une réunion des affects (la psychanalyse est passée par là) et du cosmos :

 

Ton portrait me regarde d'où tu n'es pas,
d'où je ne te connais ni ne te comprends pas.(sic)
(…)
Elles mentent, les choses qui parlent de toi,
ton visage ultime m'a menti quand je me suis incliné sur lui,
parce que ce n'était pas toi et que j'étreignais seulement ce que l'infini ôtait (…)

 

Un registre bien absent de cette conscience tragique, c'est bien celui de la plainte. Quelque chose de baroque porte cet allant, cette alacrité même,  parmi les motifs d'ordinaire associés au pathos et ici formant un univers à la fois tendu et familier. C'est dans la nuit qu'on y voit et ce mensonge des choses est bien l'unique condition qui nous est offerte en ce monde : personne ne peut enfreindre les règles de cette table de jeu à laquelle nous sommes assis (…) D'autres motifs comme le naufrage sont ainsi traités sans rien de pathétique (que l'on pense, à l’inverse, à ceux de Lautréamont). Naufrages qui semblent être à la fois des spectacles, le résumé de nos vies et la condition de la parole.

 

On tient là une œuvre rare et de haut vol, très agréablement rendue en français et, il faut le signaler aussi, préfacée avec brièveté et pertinence dans un style qui rappelle qu'écrire sur, c'est d’abord écrire : « (…) un poète fondamentalement nocturne, un lycanthrope dont même les évocations solaires appartiennent à la nuit, ne nous parviennent qu'à la manière de rêves remémorés (…) »

Songe non pas mystique mais chassant sur des terres proches du mysticisme, cette poésie fait de la nuit un territoire d'expérimentation et de connaissance. Mais une connaissance qui ne ressemble pas à ce que la modernité européenne croit connaître du nocturne. Du bout des mots, très concrets, empruntant l’ardu sentier de la nuit obscure et de la docte ignorance, Becerra touche des liens secrets, entre la violence du mythe et l'anéantissement eschatologique.

 

(…) peu à peu, comme tombe parfois le rideau au théâtre,
et nous sommes alors quelques spectateurs à ne pas comprendre que le spectacle est terminé
et qu’il faut sortir dans la nuit pluvieuse.

 

Étrange théâtre que cette maison ! Comme dans la suite de poèmes de La Venta : des autels olmèques déclenchent une méditation qui a de quoi nous surprendre, abreuvés pourtant que nous sommes du culte des ruines : en ces lieux que la raison n'a toujours pas déterminés/ sur la place intérieure de la Place Publique (…) depuis les lieux basiques du pouvoir : le crime et la nécessité./ Où sont les hommes qui poussèrent ce cri de guerre et cri de rêve ?

Loin d'être la maraude morbide qu'elle a souvent été chez les romantiques, cette fascination de Becerra montre l'ambivalence primordiale de la vie :

 

Tout est comme au premier jour pourtant ;
la forêt guette tout, sa vitesse a la forme d'un puits,
il y a des morts en spirale garnissant sa table.
Tout est comme au dernier jour pourtant,
les fleurs du maculí comme une bouche violent et rouge (…)

 

Forte d’une proximité de « la forêt » que l’Europe a oubliée depuis longtemps, la voix de Becerra traverse l'Atlantique pour nous reconnecter à l’allégresse tragique, dans la construction simultanée de la mémoire et de la parole :

 

Et je me souviens de tout en feignant de m'en souvenir.
Je vois ton corps nu,
je vois ton corps luttant avec sa nudité comme avec un fantasme que tu n'arrives pas à définir,
mais dont moi je m'empare, que je soumets et que j'impulse,
et que je laisse délicieusement se cacher sous le feu où les yeux trouvent la cadence que le rêve restitue aux convertis. 64

 

Je me souviens avoir cité, dans la recension du numéro 1026 d’Europe qui consacrait un dossier à Becerra (Recours au poème, octobre 2014), ce commentaire de José Manuel Pintado « Une célébration dépouillée, où la magnificence de la vie semble minée à l'avance par sa propre destruction ». On pourrait retourner ceci en : une célébration des ruines physiques et mentales où l’âpreté et la solitude sont rehaussées par la magnificence de la vie… sans trahir, me semble-t-il, ce poète traversé par des voix plus qu’humaines.