1

La baignoire d’Archimède

La parution de cette Anthologie poétique de l’Obèriou sous le beau titre de La baignoire d’Archimède, titre provenant de l’histoire même de ce groupe de poètes, est un événement poétique et littéraire majeur. Le choix effectué par Henri Abril donne à lire des poètes russes restés inconnus ou méconnus, y compris en Russie aujourd’hui. On découvre un peu ces poètes depuis l’extrême fin du 20e siècle, mais de manière éparse et sporadique. Ce n’est pas la moindre qualité de cette anthologie que de réunir cet ensemble et ainsi de le refixer dans son contexte poétique et historique. Pourquoi ce silence ? Ces poètes furent interdits de publication de leur vivant et souvent physiquement victimes du soviétisme.

L’Obèriou (association de l’art réel) a été créée en 1927. Elle n’existe pratiquement plus dès 1931. On purge beaucoup en ce temps là au cœur de l’idéologie de l’avenir radieux. Henri Abril commence sa présentation par des mots d’une grande clarté, à même de nous faire comprendre de quoi il s’agit : « Imaginons que dadaïstes et surréalistes, en France, n’aient pu publier qu’une poignée de textes mineurs dans des feuilles confidentielles, avant d‘être guillotinés ou expédiés en Guyane ; et que leur œuvre n’ait été découverte et révélée au public que dans le brouhaha du millénaire finissant. À peine concevable, sans doute. C’est pourtant ce qui est advenu à l’Obèriou, un groupe de poètes qui, aujourd’hui encore, n’ont pas trouvé toute la place qui leur convient dans la littérature russe du 20e siècle. La difficulté tient peut-être justement au fait qu’ils ont été absents du paysage durant des décennies, alors même qu’il ne leur avait pas été donné de se manifester à pleine voix de leur vivant, à l’inverse des grands noms de l’âge d’argent de la poésie russe, de Mandelstam et Goumiliov à Essénine, Tsvetaïéva, Akhmatova et d’autres qui furent souvent aussi réduits au silence et victimes de la répression. Cette dernière, cependant, fut particulièrement brutale et féroce à l’encontre des poètes de l’Obèriou ».

Quiconque a une petite expérience de ce que fut le communisme réel sait combien ce fut la grande tuerie de l’âme des poètes, de l’âme de la poésie. Les petits ergotages d’un certain parisianisme prétendument « révolutionnaire », aujourd’hui, les petites postures de ceux qui en appellent au communisme comme « avenir » sont des crottes maladives de petits bourgeois contemporains.

Ces poètes, ces victimes du grand bond en avant vers la connerie, s’appelaient : Damil Harms, Alexandre Vvédenski, Nikolaï Oleïnikov, Nikolaï Zabolotski, Igor Bakhtérev, Nikandr Tiouvélev, Konstantin Vaguinov et Guennadi Dor. Le silence, la torture, les camps ou une balle dans la tête les ont assassinés. Sans doute faisaient-ils partie d’une espèce humaine à laquelle la « Grande Tolérance en marche vers le paradis du Progrès » n’accordait-elle pas le droit à la vie. Il est de surprenants racismes inconscients. Ce que l’amour des hommes version communisme ne supportait pas, c’était que ces jeunes poètes, nés à la littérature avec la « révolution », ils avaient 20 ans, s’engagent en poésie et non au service de l’Etat. Bien penser donnait déjà des positions près du chauffage en ce temps là. Réunis à Pétrograd dès 1925, ces poètes formaient ce qu’Henri Abril nomme « la dernière phalange de l’avant-garde russe ». C’est l’époque où le modernisme bouillonne entre « zaoum », néo-futurisme, néo-expressionnisme, suprématisme et cetera… Quelle époque ! Quelle liberté. À tuer, à massacrer, évidemment, tant qu’à faire, au nom de la grande libération de l’homme. Ils sont arrêtés, repris en main, incarcérés, dépoétisés. Libérés dans les limbes de l’inexistant. Oubliée leur « Déclaration », sorte de manifeste anti manifeste, de 1928, dans lequel les obèrioutes proclamaient la nécessité d’un art réellement révolutionnaire, c’est-à-dire dépassant le cadre de l’Etat prétendument prolétarien. Aux fous ! À la mort.

En 1929, Harms concevait le projet d’un almanach littéraire (La baignoire d’Archimède), la dernière tentative des obèrioutes pour faire entendre leur voix. Le livre ne paraîtra jamais. Le premier congrès de l’union des écrivains soviétiques met le « réalisme socialiste » à l’ordre du jour, les chemins de l’exil, de la prison ou du suicide s’ouvrent en grand. Cette volonté d’abattre le réel de l’art, tout comme le soviétisme sont morts, le Poème est encore là. Comme les poèmes des obèrioutes.            

Texte traduit de l’anglais et révisé par Sophie d’Alençon