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La Caraïbe aux visages d’Evelyne Chicout

Evelyne Chicout est une romancière guadeloupéenne prolixe et engagée. Ses fictions rendent compte des problématiques sociales et humaines. Elles abordent la question des origines, de cette disparité ethnique qui est l'identité de la Caraïbe, notamment dans La Caraïbe aux eux visages. Dans son roman autobiographique, Le Passé au futur, cette question du métissage est placée au centre de la constitution de cette femme accomplie. 

- Comment la créolité imprègne-t-elle votre oeuvre et pourquoi avoir choisi d’écrire en créole plutôt qu’en français ?

- J’ai toujours parlé français dans ma famille en Guadeloupe, et à mon arrivée en France quand j’avais 17 ans, j’ai continué. A l’époque, c’était marrant de parler avec mes amis ou même mes enfants en créole, mais c’est vrai que je ne le pratique pas beaucoup. Depuis que j’écris, je me suis penchée sur la question : comme j’écris sur la Caraïbe,  il m’arrive de penser en créole, ce qui m’a d’ailleurs permis de me rendre compte que je n’étais pas à jour sur l’orthographe ! Elle n’est d’ailleurs pas évidente... Par exemple il n’y a pas de « r » qui est remplacé par un « w ». Il y a aussi d’autres choses que j’avais apprises, qui m’ont fait réaliser à quel point le français est plus complexe que le créole. 

Evelyne Chicout, Le Sang oublié, éditions Nestor.

En fait le créole est tellement plus simple qu’on aurait tendance à le compliquer. L’été dernier, une dictée, à la journée de la créolité, m’a permis d’apprendre des choses sur l’orthographe de ma langue ! Je me suis aussi acheté un roman en créole au salon du livre. Cependant je tiens à  exprimer mon admiration pour les jeunes l'ayant choisi comme option au bac, car ce n’est définitivement pas évident à apprendre.

- Et au niveau syntaxique, le créole est-il plus simple ?

Tout est beaucoup plus simple ! Il n’y pas par exemple pas autant de temps pour un seul verbe ! seulement passé, présent et futur.  C’est tout. Mais comme je suis arrivée en France très jeune, je me suis imprégnée du français, donc je parle et pense en français. Ce qui est dommage en fait !

- Lisez-vous en Créole ?

- Un peu, mais c’est très difficile du fait de ce manque des « r » qui sont des « w », il n’y a pas non plus de « c » car il correspond au « k » ...

- Vous avez dû aussi  entendre vos parents parler créole ?

- Oui mes parents, mes amis aussi. Mes enfants ne le parlent pas mais le comprennent. J’ai sans doute été influencée par ma vie en France.

- Votre imaginaire est donc quand même imprégné de la créolité ?

- Oui complètement. Je trouve le créole bien plus coloré que le français. A l’origine,  il a été formé par les amérindiens qui étaient sur place, les africains qui sont arrivés, et les européens.. Pour se comprendre ils ont, chacun avec leur langue de base, créé cette langue. C’est donc une langue très vieille, parlée depuis très longtemps,  par beaucoup de pays du monde.

-  Ce n'est pas une langue figée, mais une langue officielle qui évolue, et qui est lexicalisée avec des dictionnaires par exemple ?

- Le créole évolue, notamment parce qu’il est employé par des locuteurs qui le font évoluer. D’ailleurs aujourd’hui des mots du langage populaire entrent dans le dictionnaire, comme certains mots de créole lexicalisés en français moderne. Elle vit, elle est enseignée et figure même au bac en option  comme je vous l'ai dit ! Toutefois, si le créole semble simple,  il faut rentrer dedans.Il est imprégné d’un imaginaire particulier. C’est là qu’on voit que la langue détermine l’individu. Je m’en rends compte en écrivant.

- Effectivement, en psycho-linguistique on voit, à partir de l’étude de son fonctionnement syntaxique et lexical, la façon dont la langue débouche sur les universaux d’un peuple .  Je trouve le lexique créole très poétique !  N'est-ce pas difficile de le traduire en français ?

- Evidemment. Cela dit, il y a beaucoup de français dans cette langue, par exemple dans le créole guadeloupéen qui est très simple, si on parle lentement les gens en France nous comprennent. En Martinique les gens parlent plus vite et l’accent complique la compréhension. Je ne m’imagine pas du tout écrire en créole...  dans mon dernier roman j’ai utilisé des expressions. Il n’y en a pas beaucoup mais je me suis permis de les mettre. A la fin du roman, j’ai ajouté un glossaire avec leur signification.  Mais au salon du livre, j’ai rencontré un auteur qui écrivait en créole :  pour moi c’est « la mer à boire » ! Il faut vraiment s’y mettre. Il doit y avoir une question de personnalité aussi. Pour avoir grandi en France, est-ce-que j’ai vraiment envie de m’investir autant dans le créole ? Ce qui m’intéresse, c’est d'en glisser quelques mot dans mon écriture, mais il ne s ‘agit pas d’écrire intégralement en créole.

Evelyne Chicout, La Caraïbe aux deux
visages,
éditions Nestor.

- Et  pensez-vous qu’il existe des traductions satisfaisantes ?

- Oui, il y en a, mais c’est tout de même difficile. Je me suis d’ailleurs rendu compte que certains mots créoles changent, ce qui est normal…  mais quand je rencontre des « anciens », et que je leur apprends ces mots nouveaux, ils me disent que ce n’est pas du créole ! Ils sont outrés, mais c’est vrai qu’une langue doit évoluer afin de ne pas mourir.

- Y a-t-il des gens qui écrivent sur le créole lui-même ? Comme des linguistes ?

- Oui bien sûr ! Hector Poullet,  un linguiste par exemple. Dans le cadre du prix littéraire, j’ai pu me procurer son dernier livre, qui est très agréable à lire. C’est une pièce de théâtre, et ce qu’il écrit est tellement coloré... Il était digne d’avoir le prix selon moi. Il transmet d'anciens contes que j’ai pris plaisir à lire, avec des mots que j’avais oubliés et que j’ai également pris plaisir à redécouvrir.

Il fait vraiment un travail de fond sur la langue, notamment en Guadeloupe, où nous sommes très conservateurs. Mais  on trouve aussi des livres de grammaire créole,  ainsi que des dictionnaires. Par ailleurs, certains, notamment des indépendantistes, depuis quelques temps ne s’expriment plus qu’en créole. Il ont aussi une radio. Cela fait partie de l’histoire de la Caraïbe. Il y a des mots amusants... par exemple pour quelqu’un qui achèterait quelque chose aux enchères, on dirait qu’il l’a acheté « à l’encan ». Même moi, je connaissais le mot sans savoir ce qu’il voulait dire. Cela m’a obligée à chercher.

- Existe-t-il des textes anciens en créole, comme ceux écrits en ancien français ? Des textes de référence, une littérature écrite en langue ancienne ?

- Oui, bien que je ne puisse pas vous citer de référence…

- Est-ce que la poésie créole est un genre fréquenté ? Est-elle beaucoup lue ?

- Oui, il y a beaucoup de poètes, surtout aux Antilles où je dirais même qu’il  y a plus de poètes que de romanciers, contrairement à ce qui se passe en France.  C’est d'ailleurs peut-être  parce que je suis plus influencée par mon éducation française que j’écris des romans. Mais au salon, je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment beaucoup de poésie et très peu de roman dans la culture créole.

- Et du théâtre peut-être aussi ?

- Exactement, puisqu’il s’agit d’un genre très vivant et que le créole s’y prête très bien.

 - La poésie est-elle aussi portée sur scène, récitée par les poètes ou des comédiens ?

- Oui, elle est énoncée par les poètes. Elle n’est pas qu’écrite, mais aussi  très orale et vraiment très présente dans la Caraïbe. D’ailleurs peut-être l’influence de la langue elle-même fait-elle qu’il y a moins de romans ?

- Pourtant, le roman, tel qu’il a occupé le devant de la scène au dix-neuvième siècle en France, est peut-être le genre le plus à même de transfigurer des problématiques historiques et sociales, car les gens s’identifient au héros… ?

- Oui, dans mes romans j’essaye d’ailleurs de raconter le passé en le mélangeant aux événements actuels. C’est un genre qui me correspond bien. Je me suis penchée sur la poésie mais ce n’est pas « mon truc ». Je pense que nous avons une identité difficile à changer même si elle peut évoluer.

- Dans vos romans il y a une coloration et une présence des Antilles de plus en plus grande qui ramène au créole, donc ?

- C’est vrai, mon univers romanesque est très empreint de créolité, même s’il est aussi empreint de la France, à mon image en fait. Je m’intéresse d’avantage au créole maintenant, alors qu’avant j’avais tendance à le considérer comme un dialecte. Je ne m’exprimais en créole que quand j’étais en colère, et encore ! Je vouvoyais mes enfants puisque chez nous, aux Antilles, c’est très significatif, cela met de la distance et change la forme de la relation. Mes parents faisaient ça. Il y a cependant des mots qui changent selon les iles, mais malgré ces nuances, nous nous comprenons. D’ailleurs la poésie créole est très belle, mais peu de personnes la comprennent à cause de nombreux détails, qui ne sont pas compréhensibles en français. Si j’avais une anecdote à raconter en créole, la traduire en français ne donnerait pas le même résultat. Il y a quelque chose qui se perd.

- Et quand vous écrivez en français vous arrive-t-il de penser en Créole ?

- Oui bien-sûr ! Par exemple si j’ai un personnage créole je vais penser en  créole car il doit penser en  créole !

- On peut donc espérer, à travers votre témoignage, que de plus en plus d’auteurs  pratiquent et développent les langues créoles, pour lesquelles je suppose qu’il existent des contacts entre  elles ?

- Eh bien, par exemple à Sainte-Lucie, dans la petite Caraïbe, les gens parlent créole !  Donc même s’il y a des nuances je comprends quand j’y vais. Comme à la Réunion, à l’Ile-Maurice, dans toute la Caraïbe et même en Louisiane.

- C’est donc une langue en pleine évolution, et bien en vie ! Merci beaucoup, Evelyne Chicout, d’avoir accordé de votre temps à Recours au poème.