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La dimenson du réel dans la poésie de Jorge Najar

 

 

                                                                        Toute plainte m’est désormais déniée

                                                                        et me voici tissant la toile de l’errance

 

Plus qu’un océan nous sépare. Je suis resté sur mes terres, il a pris le parti du départ ; l’amitié qui nous lie justifie à elle seule cette lecture, mais aussi une interrogation commune sur la poésie, sa place dans le monde actuel, ses formes alors que tout semble avoir été fait.

Nous faisons partie d’une même génération et nous avons vécu les événements de ce monde chacun de son côté de la planète, au moins pendant un certain temps. Nous avons été confrontés aux questions de notre période : l’enracinement – « Enraciné, mais que l’on ne voie pas tes racines » disait Juan Ramon Jimenez !-, la modernité, les formalismes, etc. « Par delà ces œuvres, nous recherchions nos propres signes d’identité », dit Jorge dans sa préface à l’édition française de Toile écrite.

Interroger le réel, donner du sens là où ne paraît que le chaos, voilà la tâche assignée à la poésie. Pour Jorge Najar, elle s’inscrit dans un double refus : celui de la pureté de l’œuvre  et celui d’une soumission au primat du politique. La poésie a pour tâche d’explorer toutes les  dimensions du réel et non de le réduire aux simplifications liées au formalisme ou à l’idéologie. Il fixe à la poésie une tâche autrement plus haute et plus enthousiasmante : « …créer un discours poétique où s’articulent différentes strates de vie à travers des codes s’entrelaçant, rivalisant entre eux et se mêlant. »

Nous avons recherché chez nos aînés quelques figures emblématiques pour nous éclairer sur ce chemin ;  et si Jorge Najar fait allusion, toujours dans la préface française à     Toile écrite, à José Maria Arguedas, combien de poètes de ma génération ont cherché – et trouvé ( ?) – dans l’œuvre d’un René Char cette réponse qui hante toute poésie authentique, à savoir celle de la convergence de l’éthique et de l’esthétique, comme seule possibilité de dépasser les simplismes dénoncés plus haut. Incapables de nous satisfaire des réponses toutes faites, nous avons demandé à l’écriture les réponses que ne pouvaient plus nous donner les idéologies, nous avons espéré que le travail sur la langue et les mots nous offriraient les justifications d’une existence sur cette planète qu’aucune morale ou religion ne pouvaient plus nous offrir, sans oublier que « Dieu a permis que le vacarme s’empare du monde » (Toile écrite). Nous reconnaissants définitivement comme errants, vagabonds, il nous reste à « reconstruire le paradis perdu. Mais comment affronter une tâche si colossale ? » (id.)  

                                               

            Les trois recueils publiés en France : Toile écrite, Gravure sur maté, Figure de proue renvoient à des images-symboles, des références de la création artistique. D’abord, les supports : la toile, le maté et la proue sur lesquelles l’artiste – le poète ( ?) – laisse sa trace. Trois supports sur lesquels son questionnement sur le monde s’inscrira définitivement, comme une première réponse à l’éphémère de l’histoire et de l ‘aventure humaine. Ensuite trois pratiques artistiques : l’écriture, la gravure et la sculpture par l’intermédiaire desquelles le créateur interroge son expérience, tente de donner sens à ce réel qu’il rencontre. Trois outils pour explorer les dimensions du réel. Cette matérialité affirmée dès les titres est une constante dans l’écriture de Jorge Najar. L’œuvre est « conséquence et fiction du vécu ». Il s’interroge sur la validité de l’écriture , le rôle de l’artiste, du poète, mais toujours cette interrogation s’appuie sur le réel des choses et des sentiments. Le statut de l’homme est d’être dans « la chair du monde » pour reprendre l’expression du philosophe français Merleau-Ponty. Jorge Najar répond par là au débat, souvent confus, de l ‘engagement de l’artiste : engagés nous le sommes par notre présence au monde, c’est en assumant pleinement cette condition que nous pouvons « habiter le monde en poète », selon l’expression d’Holderlin et témoigner. 

            Ainsi ayant assez vite dépassé les écueils du régionalisme, de la poésie trop enfermée sur ses racines – « Qu’ai-je donc à voir avec ces tribus et leurs langues, vestales de mon enfance ? » écrit-il dès le début de Toile écrite -, et ensuite refusant les catégories, les groupes et les clans, dès le premier poème de Gravure sur maté, il avoue « n’avoir rien fait pour personne », « n’avoir agité aucun drapeau », son positionnement face au monde n’est pas pour autant celui du retrait et de l’oubli, du repliement sur la tour d’ivoire qui tentera les « purs ». Jorge Najar ne juge pas,  ne prend pas position en se justifiant, en opposant une théorie à une autre, il n’oublie pas qu’en toute situation « nous sommes les fils de notre temps ». « Mon expérience m’avait déjà permis de comprendre que savoir ne suffit pas. Il faut de plus grands déchirements » (Préface à l’édition française de Toile écrite). Le parti pris de Jorge Najar est de nous faire partager son errance, « … guide de marcheurs aveugles / plongés dans un autre chant ». L’abandon des certitudes est chez lui un acte fondateur ; il vit la situation de l’artiste comme celle d’un individu sensible au chaos du temps qui « nous nourrit et nous modèle dans la mesure de notre réceptivité (préface à Toile écrite). L’artiste, que l’on accuse à tort d’être hors du monde, « ne contemple pas le paysage, il enregistre la mémoire du monde », ou encore « Que les scènes que je grave ici [dit-il] soient mémoire et souche du peu de gloire qui nous reste. » (Gravure sur maté). Le poète se doit de laisser trace de son passage ; s’il n’agit pas sur le cours des choses, il laisse derrière lui une œuvre qui nous aidera à « tisser la vie ».

 

            Et pour cette tâche, après avoir parcouru les chemins de l’Amazonie, exploré jusqu’aux limites les séductions de l’enracinement, respiré « l’air des espaces fréquentés par les poètes des années 60-70 à Lima » (préface à Toile écrite) et, là encore, assez vite touché les vanités des débats d’école :

            « Mais pourquoi les artistes sont-ils en pleurs
            au fond d’un bar de Lima ?
            -Le vieux souci d’être neufs
            les décourage et met l’écueil au voyage. »,

il ne restait plus que le chemin de l’exil choisi. Mais ce mot risque de restreindre l’ampleur de la question à un concours de circonstances extérieures au poète. L’expérience vécue et donnée au travers des poèmes est plus radicale. Dans le premier poème de Toile écrite – « A quelques encablures, sous d’autres cieux », à lui seul ce titre est significatif -, les mots choisis renvoient plus à une expérience de l’errance, de la déréliction métaphysique :

            « Nous voici à présent au cœur de la tourmente…
            … l’étranger qu’en moi je pressens…

                       Mais quel lien nous unit à ces ombres expulsées du royaume ?
            La seule conviction d’en ignorer les délires
            et n’être plus qu’un corps brisé à la dérive. »

 

            Aussi cet exil n’est-il pas une facilité, un refus de se confronter aux heurts du temps malgré les apparences (« J’avoue […] n’avoir pas agité de drapeaux »), mais une volonté de pousser plus avant le questionnement sur son « maquis intérieur ». « En quête de quoi ? » interroge un poème de Figure de proue. Le premier mouvement du départ est refus :

« Tu es parti parce que tu ne supportais plus les tiens, leurs traditions, ni le

respect des lois, des couleurs et des perspectives. » 

« Fable et folklore. Tu es parti parce tu ne pouvais vivre dans l’espace qu’ils te concédaient. »  

Mais ne voir que cet aspect du choix serait lui donner des limites faciles à dénoncer. La vérité profonde est ailleurs : tu es parti « parce qu’au milieu de cette torpeur tu ne te supportais plus toi-même. » Il est des exigences plus fortes que l’amour du pays, que l’histoire qui nous appelle au combat :

« Tu as tout laissé au bord des chemins menant à ton maquis intérieur. »

            L’exil est une expérience  de recherche de soi, non du moi égoïste, ce qui serait réduire la poésie au sentiment personnel et non l’ouvrir, à travers l’expérience de l’un – le poète – à l’universalité de ce que vit tout être humain qui un jour abandonne l’histoire et part à la conquête de son « maquis intérieur ». Et dans cette recherche, il n’y a plus rien pour retenir l’errant :

            « Jette tout ce qui t’entrave dans les gouffres, ces galaxies sans fin ni retour. »

            A Montaigne qui conseillait au voyageur de se déshabiller de lui-même, Jorge Najar répond:

            « Tu viens sans rien et sans rien tu repars. »

 « Purifie-toi avant de continuer ce sentier qui se perd dans la forêt d’où personne n’est revenu. »

Cette expérience de l’exil est sans retour, la force des images pour ce voyage infini est saisissante et signifie que cette recherche de soi est sans concession. L’exil, s’il est choisi, accepté, ne laisse pas en repos, il est souffrance, angoisse, « rencontre avec l’immensité » :

« Tu avances, à genoux, sur un pont invisible unissant les rives du monde. »

«… cherchant des échappatoires à la mort. »

« … saltimbanque diffus dans le paysage. »

« En marchant dans les gouffres de l’air, tu devineras ce qui t’attend. »

« Tu arrives au fond des abysses… »

 

« Tu es juste de passage vers l’indescriptible » est le dernier vers de Figure de proue. Ainsi sommes- nous avertis de l ‘absence de limites et de repères dans notre navigation. Tout juste est-il concédé dans cette expérience du dénuement un instant de regard sur le passé et de réconciliation :

« Maintenant que tu t’es affranchi de tant d’entraves, fais l’offrande que tu dois aux tiens. »

Instant qui ne dure que le temps d’une veille car « toute plainte m’est désormais déniée / et me voici tissant la toile de l’errance».

 

Donc l’exil comme réponse apportée à une aventure individuelle, mais aussi comme réponse à l’histoire et l’histoire, c’est la soldatesque partout présente et :

            « seuls survivent ceux capables
            de réprimer les souvenirs où la barbarie
la rude soldatesque empale la mémoire »

Le monde n’est qu’un champ de bataille, l’histoire partout nous convoque ; comment l’oublier, comment s’échapper alors que « ton monde tout entier sombre dans le vide de l’histoire » ?

L’exil lui-même n’offre pas de réponse définitive, à l’arrivée sur une nouvelle terre, l’exilé découvre « le rocher noir de l’histoire veillant sur le port ». Parti pour oublier les soubresauts de l’histoire, le poète les retrouvera et se confrontera à nouveau avec eux par l’interrogation sur l’art, la peinture. Et de la contemplation du retable d’Issenheim à Colmar aux toiles du Greco, de Velasquez et de Goya, c’est une longue réflexion sur la place de l’artiste que nous propose Jorge Najar, jusqu’à revêtir lui-même les  habits de l’artiste dans Gravures sur maté, habitant ses délires :

« Burin en main, pointe brûlée

en son propre incendie, insomniaque »

Et c’est Gauguin qui apparaît dans Figure de proue ; au « qui sommes-nous où allons-nous » de ses gravures sur bois, Jorge Najar répond par « En quête de quoi ? ». Dans le texte suivant, à propos de Zurbaran, le poète va au-delà des artifices de la toile pour en saisir le véritable enjeu : « Au fond de chacune de nos molécules, là  où tout est sombre et nos pas vagabondent, là aussi certainement se trouvait une raison. »

C’est l’occasion, par le biais de la peinture, d’une quête pour retrouver « certaines colorations du fond de l’histoire et de la pierre. » L’artiste peut se satisfaire du monde des formes et créer son univers, mais aussi, comme tout être humain, il ne peut faire l’économie de l’histoire et de la relation au pouvoir, et l’exil est alors salutaire. Qu’aurait été Le Greco, « immigrant porté au pinacle », sans l’expérience de l’exil :

« Sans doute ne serais-tu qu’un dévot du pouvoir

- un parmi tant d’autres, un rigolo de plus –

que tes contemporains perpétuèrent à travers les palais

Mais Tolède devait te sauver… »

De même pour Velasquez, dans une description minutieuse du tableau de « La Reddition », Jorge Najar authentifie toute démarche artistique dans cette affirmation :

« L’essentiel dans la toile parfaire

est ce pied de nez au pouvoir aveugle »

Réflexion prolongée dans le poème sur Goya intitulé « L’œuvre noire », toujours dans Toile écrite. Goya, si proche du pouvoir, ne devient lui-même que lorsqu’il se libère de ses séductions. Jorge Najar rejoint ici Malraux qui disait que Goya ne devient génie que lorsqu’il abandonne les ors et prébendes du pouvoir pour se reconnaître en sa propre folie, « car le beau, parfois, occulte les tourmentes ». Et il se reconnaît dans Goya fuyant en France, abandonnant les facilités du savoir-faire pour aborder les rivages de « l’œuvre noire » :

« Et moi, autre pèlerin, je fabrique une larme de crocodile

t’approuvant pleinement car c’est tout ce qu’il nous reste

quand la patrie devient marâtre. »

L’histoire, la patrie nous trompent toujours, nous sommes de façon définitive, pour qui veut bien le voir, errants en ce monde.

 

De cette expérience, Jorge Najar construit une langue qui lui est propre, un ensemble d’images qui révèle une profonde mélancolie, qui n’a rien à voir avec le soupir romantique, mais plus avec un pessimisme actif sur lequel peut se construire une raison de vivre, une acceptation quasi stoïcienne de l’humaine condition :

« En marchant dans les gouffres de l’air tu devineras ce qui t’attend, ainsi que le jour de ta rencontre avec l’immensité. »

Nous sommes les enfants du temps et de l’histoire, embarqués malgré nous, naviguant « vers l’or de notre vie », conscients qu’il n’y a de solution que dans l’errance avec comme seuls outils ceux de la création.

Cette préhension de l’univers sensible se fait par une écriture assumant la description et le rythme lyriques ; la phrase poétique, seule, permet d’englober et de dire la richesse des expériences vécues. Trop de recherches, d’expériences sur le langage ont abouti à la sécheresse, à la séparation du vécu et de sa relation dans le poème. C’est dans ce sentiment « d’être-au-monde », dans cette appartenance à une totalité du monde que la poésie de Jorge Najar trouve son plein accomplissement. L’exil lui-même est dépassé dans ce chemin vers l’ « indescriptible » qui est notre sort commun. Le but de la recherche poétique n’est-il pas finalement de dénoncer, de dépasser toutes les contingences pour essayer de retrouver cet état où nous étions « proches parents des dieux » ; sachant que la quête est impossible, que, toujours, échappera à nos œuvres quelques parts du vécu parce qu’ « une vie ne peut être condensée, ni la douleur, ni les joies, seulement sa propre fiction. »

Et cette appartenance au monde, mais aussi l’écart entre la vie et cette recherche de la proximité des dieux, cette quête de l’âge d’or, particulièrement présentes dans Figure de proue, trouvent leur expression dans des images qui disent le rapport dialectique de l’air et du feu. Le feu purificateur nous délivre des chaînes de l’histoire et nous permet par là d’accéder à la liberté de l’air :

« Le monde est redevenu feu purificateur…

«… seul le mutisme au cœur de l’incendie…

« Nourris ce brasier avec ta poignée d’étoiles perdues dans la nuit de l’univers…

« Tu restes embourbé dans la pestilence des images

Brûle-les et purifie-toi. »

 

Dans un monde livré aux brasiers de l’histoire, au milieu de la ville où « tout tremble », le poète s’interroge, cherche les échappatoires :

« et toi, ancré aux paradis d’autres mondes […] accroché aux vents…

«…  Saltimbanque diffus dans le paysage… »

Est-ce là l’aboutissement du passage vers « l’indescriptible », le terme de tout exil ? Ne se reconnaître d’aucun paysage, d’aucune patrie. Tout part en fumée de nos attaches et « nous ne vivons pas là où nous habitons, mais dans l’air, citoyens du paysage. » Nous ne sommes que « pèlerin(s) ancré(s) dans le paradis ». L’image est paradoxale, comme la vie ; notre seul ancrage est l’immensité.

La poésie de Jorge Najar n’apporte aucune réponse, bien au contraire. Elle explore les questions, se nourrit de leur complexité. Ne serait-ce pas là une particularité des poètes de cette génération ? Le monde qui nous a été livré n’était-il pas lui-même qu’un immense chantier et les outils se sont révélés inadéquats à la tâche. Il y a « ceux qui sont partis » et « ceux qui sont restés cramponnés à la terre », mais tous aboutissent au même constat :

« Tout homme attisant le feu cultive ses cendres . »

Il ne nous reste plus que la liberté de l’air et nos doutes sur lesquels nous essayons de bâtir des raisons de vivre et pour reprendre la référence  à René Char qui clôt la préface à la version française de Toile écrite : « l’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne. »