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La langue fraternelle de Le Men

 

     Qui peut prétendre connaître vraiment un poète ? N’est-il pas forcément entouré d’un halo de mystère, lui dont les mots semblent surgis d’ailleurs, même s’ils prennent souvent leur source dans le terreau humain ? Que dire, en particulier, lorsqu’il s’agit d’un poète « à plein temps » comme Yvon Le Men ? C’est le livre d’entretien, quand il est bien mené, qui permet souvent la meilleure approche, comme dans cet exercice d’introspection proposé aujourd’hui  au poète breton par l’éditeur Cypris Kophidès:  le récit sans fard d’un parcours de vie. 

     « Vie »: le mot inaugural qui donne son titre au premier livre d’Yvon Le Men (Oswald, 1974). « Vie »: le mot autour duquel s’ordonne toute une conception de l’existence, ou, pour le moins, un bail de quarante ans en poésie (Le Men a aujourd’hui 60 ans). C’est donc  l’heure d’un premier bilan,  l’objet de ce livre dans lequel Cypris Kophidès s’efforce d’atteindre le « noyau dur » de son interlocuteur.

    Yvon Le Men s’était déjà confié dans plusieurs ouvrages : à Christian Bobin en 1994 (Une rose des vents, éditions Parole d’aube), à Michel Le Bris en 1995 (Fragments du royaume, Parole d’aube), à Claude Vigée en 2007 (Tout finit dans la nuit, Parole et Silence), à Jacques Darras en 2010 (À ciel ouvert, La passe du vent). Mais jamais on est allé si loin dans l’introspection, depuis les débuts balbutiants du poète sur les tréteaux des fêtes bretonnes ou des meetings syndicaux jusqu’à ses belles rencontres internationales autour de la poésie, notamment dans le cadre du festival Étonnants voyageurs ou sur la scène du Carré magique à Lannion (« Il fait un temps de poème »).

     Le poète breton, on le sait, est du côté de la vie, même si la mort plane sur chacune de ses œuvres : mort du père quand il a 12 ans, mort d’amis et d’êtres chers, souvent foudroyés dans leur jeunesse. Du côté de la vie, car, par-dessus tout, il y a l’amour. « L’amour, oui, la célébration, oui, l’adhésion à ce que je vois, à ce que je vis, avec qui je suis, c’est l’essentiel », confie-t-il. Plus loin, il dira à Cypris Kophidès : « La poésie n’est pas que le travail de la langue. Elle dit quelque chose du monde. Elle éclaire le désordre, la dévastation, la mort. Elle partage notre commune humanité. Nos mots, parfois simples ». De bout en bout,  dit-il encore, ses textes « s’incarnent par l’expérience ».

     Incarnation : le mot lui plaît. « Je ne suis pas un conceptuel ». On comprend alors qu’il puisse trouver sa nourriture dans des livres de sagesse, dans la Bible, et dans toutes ces œuvres frappées du sceau de la spiritualité. L’incarnation n’empêche pas, en effet, l’élévation voire l’approche mystique. Le Men nous dit que Jean de La Croix, Thérèse d’Avila, Maître Eckhart ou Silesius (tout comme Rûmi dans l’islam) ont chez lui une résonance particulière. Il y trouve, affirme-t-il, « des phrases fines comme des lames de couteaux ».

    Pas étonnant, dans ces conditions, qu’il revendique, l’usage d’une « langue fraternelle »  (titre de ce livre d’entretien). « Oui, pas maternelle, mais fraternelle. On est tous fils du même père, fils de Dieu, frères. Cette fraternité se partage avec le très proche ».

    Conscient de « l’incroyable complexité du monde », Le Men explique que sa nature « c’est de découvrir le territoire commun » (…), « de trouver un endroit où on peut être ensemble, quand même ». À cet égard, il retient des leçons de ses déplacements à Sarajevo ou en Palestine. Ainsi veut-il faire entendre, dans ses tournées, aussi bien la voix de Mahmud Darwich que celle du juif Claude Vigée.

       Vivre en poésie, explique au fond à longueur de pages Yvon Le Men, c’est être un passeur.  « Je veux un langage manuel dont les hommes se serviront quand ils seront malades », clamait le poète de 20  ans au temps de la coopérative Névénoé. Il a gardé intacte cette ambition.