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La mémoire du cœur, de G. Goffette

Écrire des chroniques ou des notes de lecture est une activité peu gratifiante. Je ne parle pas de ces articles de complaisance ou dithyrambiques qui attendent le renvoi de  l'ascenseur ou de ces plagiats de pigistes paresseux qui se contentent de recopier la quatrième de couverture des livres qu'ils chroniquent dans des revues aux pages glacées… Non, je parle de ces articles courageux qui veulent attirer l'attention sur un livre ou un auteur digne d'intérêt, de ces articles qui prétendent éclairer un peu ce qui est obscur, de ces articles qui disent l'amour de la littérature que le chroniqueur veut partager avec son lecteur… Mais tout cela est éphémère, encore plus que le livre désormais soumis au rythme des saisons. Notes et chroniques accèdent très rarement à une seconde vie, très rarement elles sont regroupées en volume. Je me souviens avec émotion de deux de ces livres (deux ouvrages très différents par l'approche et les auteurs présentés) : L'Émotion concrète de Claude Adelen 1 et Chroniques douces-amères 2 du regretté Jean Rivet. Il me faut maintenant ajouter La Mémoire du cœur de Guy Goffette.

    Avec ce dernier, pas de théorie de la littérature ou de la poésie à illustrer par les exemples des livres présentés, pas de grille de lecture psychanalytique, sociologique ou autre… Mais seulement (et c'est beaucoup) une lecture attentive, au plus près de l'écriture de l'auteur (les citations abondent et sont parfois longues) et imprégnée de cet amour dont je parlais plus haut. C'est dire que Guy Goffette n'exige pas de ses lecteurs la maîtrise d'un savoir théorique ou méthodologique : il écrit pour le plus grand nombre qui veut bien se donner la peine de lire, vraiment lire, tout du moins pour un lecteur averti et curieux…

    La Mémoire du cœur est divisé en deux parties ; la première intitulée Les Vieux amis, regroupe préfaces, chroniques et même une conférence, deux inédits et le texte d'une plaquette parue en 2006, la seconde, Les bonheurs du jour, des notes de lecture publiées dans divers périodiques (essentiellement la Nouvelle Revue Française) et un inédit…

    Goffette relève dans ce qu'il lit ce qui le touche et il rebondit par l'écriture. Il essaie d'y voir clair -pour lui mais aussi pour ceux qui le liront- tout en restant enraciné dans ce qu'il sait intimement, à savoir que la mort est inéluctable et que vivre est à la fois un bonheur et une épreuve. Il ne manque pas d'émailler ses chroniques et ses préfaces d'éléments de biographie comme s'il fallait aussi faire connaître l'homme derrière l'écrivain et pas seulement le livre. L'écriture de Guy Goffette est charnelle : c'est la vie qu'il interroge et qu'il retrouve pour comprendre ce qui pousse un homme à écrire. Il sait faire passer l'émotion et le lecteur se sent alors frère de Goffette et de ses auteurs d'élection.

    Mais Guy Goffette s'engage aussi dans ce qu'il écrit et il prend des risques. Ainsi avec Rimbaud à propos de qui il se montre iconoclaste tout en répétant son admiration : "La dose de mauvaise foi qu'il faudrait quand même pour nier la chance qu'a eue Rimbaud d'être photogénique ? Eût-il été disgracieux, mal fait, qui peut assurer que la diffusion de son œuvre, si intrinsèquement géniale, n'en aurait pas souffert, qui ?". Voilà qui relativise ce que proclame urbi et orbi la postérité… Ainsi quand il parle de Claudel : "Lisez Claudel maintenant qu'il n'est plus, vous y trouverez toujours, croyants ou non, «une rose d'un rouge si fort qu'elle tache l'âme comme du vin»". Mais quand il remarque que le vers claudélien a parfois onze, treize, voire dix-huit pieds, il oublie de dire qu'on a la même chose chez Aragon ( qu'il place par ailleurs dans sa Bibliothèque idéale). Mais le lecteur comprend alors qu'il peut réunir celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas dans le même amour de la poésie. Et l'on comprend aussi que les deux poètes aient fini par s'estimer… après les amabilités échangées en 1925 !

    Ces chroniques, préfaces, notes et autres sont écrites de manière remarquable ; Guy Goffette joue d'une écriture "qui écorche la peau du cœur et celle des mots, comme cette fichue tendresse de bête aux abois, que voulez-vous, qui fait mal au cœur, faute de ces belles tournures littéraires qui la feraient passer comme une lettre à la poste". Et fort justement, Goffette ne trouve pas mieux, pour dire ce qu'il pense de certains livres, que de créer à son tour un texte qui prend une allure littéraire, de créer sa forme qui peut aller jusqu'au journal. Même la nécrologie qui est par excellence texte de circonstance devient autre chose sous sa plume tant il mêle souvenirs personnels et fragments biographiques… C'est peut-être dans la chronique consacrée à Achille Chavée (immense poète scandaleusement méconnu de nos jours) qu'on trouve les raisons de l'écriture de Guy Goffette. Pour parler de Chavée, il affirme "L'homme est son terreau…". C'est vrai pour Chavée qui alla jusqu'à s'engager dans les Brigades internationales en Espagne. Mais c'est vrai également pour Goffette : parlant des livres et des auteurs, il n'oublie jamais que l'homme est son terreau et c'est pour cela qu'il parle si bien des romans, des poèmes, des aphorismes et c'est pour cela qu'on l'entend si bien. Les notes de lecture sont forcément plus courtes mais on y trouve les mêmes qualités d'écriture, et la même approche à la fois exigeante et humaniste…

    Ce recueil est plus qu'une simple compilation de textes épars. C'est, à sa façon, un manuel de littérature contemporaine, du moins une ébauche parce qu'incomplet bien évidemment, malgré la dernière partie intitulée Ma bibliothèque idéale… Il peut aussi être lu comme une introduction à la critique littéraire. Et quoi d'autre encore ?

Notes.

1. Claude Adelen, L'Émotion concrète. Éditions Comp'Act, 2004.

2. Jean Rivet, Chroniques douces-amères, Le Manuscrit éditeur, 2010.