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La nouvelle poésie mexicaine

 

La poésie mexicaine est mal connue en France : peut-il en être autrement quand on sait la situation catastrophique dans laquelle se trouve la poésie qui s'écrit dans le pays des droits de l'homme ? À part Octavio Paz, poète brillant, quid de ce continent ? Je dois l'avouer : j'ai été formé à la poésie par la lecture d'Action poétique dont j'ai toujours dans ma bibliothèque une collection qui va du n° 40 au n° 210 (le dernier  !), avec une interruption du n° 80 au n° 101 ; Action Poétique qui manifesta tout au long de son existence une vive attention aux poésies du monde et du passé… C'est ainsi que je retrouve les n° 47 daté du 2ème trimestre 1971 qui présente deux poètes de langue espagnole traduits par Pierre Lartigue, 60 daté de décembre 1976 consacré aux poètes hispano-américains (dont mexicains), 150 daté du printemps 1998 présentant 27 poètes cubains de Cuba et d'ailleurs et 165 (hiver 2001-2002) qui regroupe des poètes indigènes du Mexique aujourd'hui avec une introduction de Philippe Ollé-Laprune qui signe la préface de l'anthologie México 20 publiée au Castor Astral et qui fait l'objet du présente compte-rendu… J'arrête là. Les lecteurs français ont beau n'être pas forts en géographie (c'est la réputation qu'on leur fait) mais ils ne sont pas sans ignorer que l'on parle espagnol au Mexique et les amateurs de poésie étrangère sont familiarisés avec la poésie mexicaine. Il est vrai que le Mexique fut invité au marché de la Poésie à Paris en 2016, il est vrai aussi que l'ouvrage fut publié en espagnol au Mexique par le Secrétariat à la Culture avant que le Castor Astral ne le traduise en français : l'occasion est donc idéale pour découvrir  la nouvelle poésie mexicaine…

            Les trois responsables de l'anthologie ne veulent pas tracer un portrait fidèle de la poésie actuelle, n'affirment-ils pas au terme de leur avant-propos : "Loin de constituer une carte, notre sélection contient des instructions pour commencer à la tracer". Quant à Philippe Ollé-Laprune, dans sa préface, il resitue le présent choix dans l'histoire de la poésie mexicaine qui est, comme on le sait, hispanophone. Son exposé, brillant, met en évidence le rôle joué par l'Histoire. Si pendant longtemps la poésie mexicaine va se diviser en deux, d'un côté une poésie raffinée et dominée par la réflexion, de l'autre une poésie plus populaire et plus immédiate, "le XXème siècle a tendance à davantage donner la parole aux premiers cités" (p 9). Les poètes regroupés dans cette anthologie "attaquent les problèmes de côté, sans fermer les yeux sur le rôle de la poésie à notre époque" (p 12). Rien de commun entre ces poètes, sinon leur génération et leur attitude face au monde. Raison de plus pour y aller voir !

            Tout d'abord, il faut dire que cette poésie est profondément singulière, elle résiste à la lecture car elle désarçonne le lecteur non habitué à cette approche du réel. Le préfacier affirme que les poètes ici réunis "ont grandi dans un univers qui a vu s'écrouler les grandes idéologies" (p 12). Mais c'est un peu vite dit car derrière la fin des idéologies se cache le triomphe de l'une d'entre elles, le libéralisme économique… C'est aussi un peu vite dit car le divertissement et l'internet (pour ne prendre que ces derniers) ne sont-ils pas les éléments constitutifs d'une nouvelle idéologie, par l'usage qu'en font les grands moyens d'information ? Cette poésie serait donc celle d'un nouveau paysage idéologique… Ce qui expliquerait l'incompréhension apparente d'un lecteur comme le signataire de ces lignes (qui pense à Pablo Neruda qu'il a beaucoup lu)… C'est cette hypothèse qui va servir dès maintenant de guide pour la lecture.

            Il faut donc prendre au sérieux ce que décrit Philippe Ollé-Laprune comme la démarche de ces vingt poètes. Dire ce que les autres ne disent pas, regarder le monde médiatique avec suspicion, se moquer avec fermeté et humour du discours dominant, exprimer le réel sans y adhérer… Ironie qui peut aller jusqu'à la cruauté pour dénoncer le monde qui est imposé aux hommes. Il ne faut dès lors pas s'étonner de trouver dans les poèmes de Paula  Abramo des termes grecs (?), des références au minotaure… On pense alors au dossier publié par Action Poétique sur les poètes indigènes du Mexique fin 2001 et  à l'utilisation des langues autochtones comme le nahuatl, le zapotèque, le maya… Il y a là une concordance lointaine entre le grec et les vieilles langues que le colon espagnol a voulu éradiquer : ne pas renoncer à un savoir et une façon d'être au monde toujours actuels. Que peut le lecteur qui (comme moi) ignore le grec ? Même si mythe du minotaure est bien connu… Reste alors au lecteur d'être sensible à l'originalité de cette poésie, ce qui n'est pas aisé. On remarquera la place de l'animal (parfois fantastique) dans ces poèmes comme dans la poésie indigène : Luigi Amara n'intitule-t-il pas une de ses pièces de vers "La Plaine aux autruches" ? Le même n'écrit-il pas : "Je cherche l'erreur et la fente. / Je suis chasseur de fissures, / de petits passages, de signaux, / vers des mondes ombreux." ? Et ce n'est pas l'évocation de la guerre à laquelle se livre Luis Jorge Boone dans "Message de Marathon" qui facilite les choses tant la dureté du poème est éclatante.           

            Et puisque une anthologie consacrée à un groupe est, non seulement l'occasion de découvrir tout un pan de la poésie d'un pays à un moment donné, mais aussi celle de découvrir des voix singulières qui parlent sans détour au lecteur, je finirai par avouer celles que j'ai particulièrement appréciées… J'aime donc "Soleil dans une chambre vide" de Hernán Bravo Varela, poème écrit à partir d'une œuvre d'Edward Hopper, poème qui dit fortement la vacuité du monde et la solitude des humains, et qui exprime bien ce que nous cherchons nous-mêmes à la lecture de la poésie (pp 90-93)… À moins qu'on ne trouve que ce que l'on cherche (puisqu'on le connaît déjà). J'aime les poèmes de Mónica Nepote pour l'origine de leur écriture : elle crée à partir de la lecture d'un livre, (Hechos diversos), pour mieux exprimer de manière retenue son indignation. Et j'apprécie tous les textes d'Ángel Ortunõ pour son art de la chute...

            C'est le privilège du lecteur que d'avoir ses préférences ! Je laisse bien sûr les autres lecteurs qui oseront s'aventurer dans México 20 d'avoir les leurs. Ils peuvent préférer la Variation sur l'Origine de Thomas Bernhard ou l'Adaptation d'un passage de Walter Benjamin ou autre chose : il y a le choix…

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voir aussi sur le même ouvrage : MEXICO 20, une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine, par Jean-Christophe Belleveaux