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La poésie au secret, Jean Cassou, Julien Blaine

 

 

La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s’étale, nénuphar, au fil de l’aventure.

Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal,
renverser dans mes bras le fleuve qui murmure,
et me dresser, dans ce contour d’un linceul pâle
comme une tour qui croule aux bords des sépultures ?

L’opacité, déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encor Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.

Je sens me parcourir et me ressusciter,
de mon front magnétique à la proue de mes pieds,
un cri silencieux, comme une âme de chien.

Dès le premier vers, la rigueur musicale résiste, se lève, marche et traverse les murs de la prison. Le fleuve […] murmure contre le grand à vau-l’eau de l’époque(1).
Rares sont les éditions scolaires que j’aime à garder dans la poche de mon blouson, mais celle-ci… Ne serait-ce que pour la statue inachevée de Michel-Ange reproduite en couverture, où je vois l’homme s’érigeant de l’immanence de la pierre. Dans un remarquable commentaire, Bertrand Leclair écrit :

Jean Cassou a-t-il songé, dans sa cellule, aux prisonniers de Michel-Ange, cette image parfaite de la non-vie à laquelle est réduit tout homme enchaîné (…) ? On peut se le demander, et tout particulièrement en lisant le deuxième des sonnets composés au secret, dont la strophe initiée par « ce n’est vie ni non plus néant » fait écho à un passage de l’Enfer de Dante, s’écriant (…) « Je n’étais pas mort, et je n’étais plus en vie.(…) »

Comment ne pas penser à René Char, au fond de sa turne de résistant, méditant sur la Madeleine à la chandelle.

Déçu sera celui qui s’attend à des cris de révolte. C’est très littéraire, dénué de violence verbale — nul sang impur ne vient abreuver ces vers —, et pourtant on l’entend palpiter aux portes, l’odieuse réalité. Cassou avait-il pressenti le grand avenir promis à la barbarie ? Sa rigueur d’écriture dressée contre tout glissement hypnotique et tentant anticipe son engagement des années d’après guerre où il se déprendra du charme communiste, et même de la gloire gaulliste. Le dossier biographique de cet ouvrage revigorant fait en outre revivre des acteurs du monde intellectuel et politique dont on fait bien de rappeler l’intelligence et la probité : Jean Zay, Claude Aveline, pour ne citer qu’eux.

Il paraît si loin ce temps où la lecture était prohibée et où le prisonnier dévorait la page après avoir appris le poème par cœur… Est-il si rassurant notre temps de disponibilité illimitée ? Corollairement, le secret (du moins dans son principe) paraît aboli. Mais je me sens captif. Car c'est bien la raison qui est mise au secret quand une cité affolée oblige des femmes à se dévêtir sur la plage. Voilà une captivité certes très douce, on peut s'en accommoder et ceux qui l'encouragent ne pensent pas à mal. De même qu'il semble anecdotique que des ministres en charge des affaires culturelles montrent presque sans gêne leur indifférence aux œuvres de Modiano et de Butor. Mon sentiment est que les Lettres croupissent dans l'ombre. Persiste, et tu seras sauvé : que la fin du trente-troisième sonnet de Cassou nous aide !

En matière de persistance, l’action poétique de Julien Blaine vient à l'esprit quand on sait qu'aux performances et aux publications doit s'ajouter le rôle politique qui fut le sien dans la création de la Maison de la poésie de Marseille. Le livre qu’il nous offre hui ne se lit pas sur les bancs de l’école. Beaucoup de photos et de tableaux dans un enchaînement qui de surprenant ou surréaliste qu’il paraît d’abord conduit le lecteur à toucher, tactilement, la chair parlante du monde d’aujourd’hui : À l’entrée du Sik à Pietra, creusée dans le rocher : la porte en l’honneur de la déesse de la langue. La même déesse de la langue qui creusa la muraille de Cassou ?
Page 94, une photo montrant des fourmis à la curée d’un grillon mort est ainsi commentée : Attaqué par les 8 et les ∞, tantôt horizontaux tantôt verticaux tantôt obliques, la mort du cricri grillon chanteur… La Fontaine n’est pas loin. Le 8, nombre un peu plus « matérialiste » que le 7, mis en relation avec l’infini. Simple jeu graphique ? J’entends la rencontre de la comptabilité tatillonne avec la démesure. N’est-ce pas là le blason des nouveaux puissants ?
Ce livre est une explosion de couleurs et de registres de discours, Blaine creuse et creuse sa phrase, par morceaux d’autobiographie qui interrogent le rapport tendu de la personne et du monde. Mais ce qui en fait surtout la singularité, c’est l’impression de bricolage qu’il laisse. Si seulement l’on pouvait entendre ce mot comme un compliment ! Adressé à ce qui n’est pas lisse, riche en faux départs. Quand les drones tueurs glissent sans bruit vers leur cible, Blaine cliquette, grince, avance de tout son poids et de son âge. Le sens se construit avec des matériaux disparates. Autre forme qui résiste.

 

Là, les lettres ne sont plus là :
ce ne sont que leur empreinte

Je me demandais en commençant cet article ce qui me conduisait à mettre ensemble ces deux livres et quel rapport il pouvait y avoir entre la phrase rigoureuse de Cassou et le bricolage de Blaine. Sans doute, dans les deux cas, est-ce l’édification, tellement frêle mais parlante, de la personne humaine (2).
Pas mal d’individus rêvent de s’en débarrasser, de la personne humaine. Non ?

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1. À vau-l’eau que cachait bien mal le numéro d’haltérophilie de foire de Drieu dans les pages de son Journal politique paru en cette même année 1941.

2. Dans un long article, Regarder les choses en face ; à propos du divertissement chez Capograssi, Jean-Louis Poirier consacre de remarquables développements à Pascal ; in revue Conférence n°42, 2016.