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La poésie dans la NRF, 1925–1940

A l’automne 1933, dans ses numéros d’octobre et de novembre, la NRF publia un « Tableau de la poésie ».
Sur un peu moins de 80 pages réparties sur deux livraisons, il y avait là quarante-quatre auteurs, représentés chacun par un poème, et aussi par une notice dans laquelle l’intéressé s’expliquait sur sa vocation poétique : on trouvait quelques écrivains connus et reconnus (Jules Supervielle ou Fernand Gregh) mais aussi et surtout des noms totalement ignorés par le monde littéraire et aujourd’hui encore par l’histoire littéraire : ainsi « G. de Bellet, danseur, né à Nice en 1903 » ; « Marthe Goulliart, sténo-dactylographe, 40 ans » etc. Ces quarante-quatre auteurs avaient été choisis parmi les quelques dix mille qui (assure Paulhan) avaient répondu à l’appel adressé en avril à « tous les poètes français –aux poètes encore inconnus non moins qu’aux poètes célèbres ; aux ouvriers et aux paysans, aussi bien qu’aux intellectuels et aux bourgeois ; aux professionnels comme aux poètes du Dimanche ».

Pourquoi une pareille entreprise dans la NRF ? Il y a des raisons explicites: « Il fallait apprendre à quoi sert la poésie, d’où elle sort, comment elle frappe, et quelles raisons d’écrire se donne un poète »[1], mais ces 80 pages, qui sont plutôt insolites, cela n’échappe à personne, appellent d’autres commentaires.

D’une part, l’appel aux amateurs, à ce que Paulhan nomme « l’homme du commun », laisse au moins soupçonner des réserves vis à vis des professionnels de la poésie. Dans le domaine politique, la confiance affichée par Paulhan à l’égard de « l’homme de la rue », est solidaire de l’ironie avec lesquelles il considère les spécialistes de la politique. Il n’en va pas autrement dans le domaine qui nous intéresse, et il n’est que de voir le traitement réservé par le Tableau à l’académicien Fernand Gregh, ou à Mme de Lanartic, poétesse primée par l’Institut, pour achever de s’en convaincre. En dépit ou à cause des dénégations de l’introduction: « [Il ne s’agit pas] de savoir si la poésie est morte. Elle ne l’est pas, bien entendu », une publication comme celle-ci est inséparable d’une inquiétude, d’un doute, d’une ironie, vis à vis de la poésie qui s’imprime à ce moment-là dans les livres et dans les revues, de ce qu’on pourrait appeler l’institution poétique.
 

Ce point mérite qu’on s’y arrête. Vues de notre début de siècle, ces quinze années peuvent apparaître comme un âge d’or de la poésie française : de Claudel et Valéry aux surréalistes en passant par Michaux, Jouve, Cendrars, Saint John Perse, Fargue, Supervielle, Max Jacob, Ponge, Reverdy… y a-t-il jamais eu une telle diversité et une telle abondance d’œuvres poétiques de grande ou de très grande valeur –œuvres dont aucune n’est ignorée par la NRF? Et je ne dis rien des jeunes qui arrivent Audiberti, Follain, Tardieu… What a bunch ! comme disait Larbaud.

Mais ce qu’il faut bien ajouter, c’est que cet âge d’or, cette abondance digne d’un pays de Cocagne, ne sont quasiment jamais perçus comme tels par les contemporains. La floraison dont j’ai parlé survient non pas du tout dans l’allégresse et la confiance : mais dans un climat de désolation, un climat de sarcasme, de doute et de deuil à l’égard du genre poétique. Cette poésie si riche, si féconde, si diverse, fleurit au moment même où pleuvent de maints côtés les faire-part de décès la concernant.

J’aurais ici beaucoup de citations à prélever dans la revue. Cela irait de considérations mélancoliques de Roger Allard ou de Thibaudet à propos de Calliope[2], jusqu’à la préface à L’Homme blanc dans laquelle Jules Romains, en 1937, note (c’est banal) l’indifférence croissante du public à la poésie[3]. Je citerai plus longuement, parce qu’on ne le cite jamais, et c’est dommage, un texte de Léon-Paul Fargue, publié le 1er septembre 1935 :

 

Il ne se passe pas de jours que l’on ne m’annonce, sous quelque forme, la mort de la Poésie. Ce sont les critiques qui embouchent leurs cors, c’est un avaleur de monocles qui pérore, […] ce sont les écrivains pour marchands de meubles et les chroniqueurs de wagons-restaurants, les tripiers devenus sous-secrétaires d’Etat à la Danse, aux Sports d’Hiver ou aux maisons de passe, certains correcteurs d’imprimerie, des garçons de bain, des tondeurs de chiens, les agents électoraux […] J’ouvre un journal, un catalogue de machines agricoles, le Larousse pour aveugles ou pour cardiaques, le guide bleu, le guide rose, le programme de l’Enseignement secondaire, le livre de cuisine, l’annuaire des téléphones, un manuel de Droit fluvial, la cote de la Bourse, le menu du Colisée […] Partout la poésie est morte.

Morte, elle est morte. La poésie est morte. Tous les fossoyeurs du radicalisme, de la Mode, de la passementerie, du Jockey-Club ou de la pêche à la ligne l’affirment, le prouvent, le constatent, le publient, le tintamarrent, le bavent. La poésie est morte.

 

On dira que (verve mise à part) tout cela n’est pas neuf, que la mort de la poésie était déjà une rengaine au XIX° siècle, y compris sous la plume de gens qui n’avaient jamais lu Hegel. Peu importe ici: ce que je retiens, c’est ce climat de doute, d’hostilité ou de mépris, cette menace suspendue au-dessus de la poésie et qui lui impose constamment de réclamer un droit à l’existence qu’on lui mégote. Il me semble que l’on a intérêt, pour comprendre le Tableau, à garder présent à l’esprit le texte de Fargue, et tant d’autres qui disent la même chose avec moins de brio: si la poésie n’était pas ainsi exposée, si les poètes salués comme tels la faisaient vivre comme il se doit, d’une vie assez vivante et riche, il aurait été sans doute moins urgent de montrer qu’elle continuait de vivre ailleurs, parmi les hommes du commun ; le Tableau de la Poésie aurait été moins nécessaire. C’est là mon premier commentaire. Mais je voudrais dire aussi un mot de la forme même du Tableau.

« Quand on expose des données complexes et qu’on présente une vue d’ensemble d’un problème », dit Robert, « on en fait le tableau […] Le tableau [...] n’est pas une synthèse, mais une juxtaposition de points de vue »[4]. Juxtaposition, non synthèse. Le tableau est un panoptique qui permet d’embrasser d’un coup d’œil un champ diversifié, disparate, bariolé ; de présenter ensemble des œuvres et des projets que par ailleurs tout oppose, qui se tournent le dos, qui n’ont rien de commun qu’une bien imprécise appartenance générique.

C’est en ce sens, me semble-t-il, que le projet (l’utopie) qui s’incarne dans le Tableau pourrait être aussi le projet (l’utopie) de la NRF : la NRF, elle aussi, est un Tableau, le Tableau est une sorte de métaphore de la revue. Comme le Tableau la NRF n’est pas, ne veut pas être, la revue d’un parti ou d’une secte poétique ; comme le Tableau, elle prétend s’ouvrir à  « tous les poètes français ».

 

*

 

Naturellement, on objectera : on dira qu’il n’y sont pas tous et, pour peu que l’on se contente de faire l’inventaire des poètes publiés dans la première section, on jugera qu’on est loin du compte, que la liste est courte, et d’ailleurs contestable, de François-Paul Alibert à Paul Valéry, les premiers grands rôles étant sans surprise : Claudel, Jouve, Suarès, Supervielle, Valéry.

Cependant, si l’on étend l’enquête à l’ensemble de la revue, si l’on prend en compte les notes, les chroniques, les « airs du mois », et jusqu’aux citations insérées dans la revue des revues etc. il faut bien convenir que l’index nominum s’allonge considérablement, qu’il faut beaucoup d’érudition pour le prendre en défaut, et que l’utopie dont j’ai parlé n’est pas loin d’être réalisée. Mais on doit convenir également que cette exhaustivité (tendancielle) ne signifie pas neutralité ou « objectivité ». Il est, à mon sens, périlleux d’identifier la NRF à une ligne ou à un esprit, à une poétique dont la revue se ferait, dans chacune de ses livraisons, l’apôtre ou le propagandiste; mais la mobilité esthétique, les sommaires construits selon la méthode « un cheval, une alouette » (comme le disait Auguste Anglès de la première NRF) Artaud coudoyant Francis Jammes ou Tristan Derème, n’ont pas pour corollaire une universelle bienveillance. La bigarrure ne débouche pas sur un éclectisme indulgent, ou fade, ni sur le nihilisme aimable et fatigué du « tout se vaut » et du « pourquoi pas ? ». La NRF est une revue où l’on manie aussi le fouet.

On a ici le choix des exemples, je citerai le cas de certains représentants de la littérature mondaine, comme la comtesse de Noailles, à peu près ignorée durant ces quinze années, mais dont le Choix de poèmes fait l’objet d’un compte rendu féroce, par Gabriel Bounoure, en mai 1931[5]. Les poètes académiciens, les Henri de Régnier, Pierre de Nolhac, Fernand Gregh… sont eux aussi à peu près absents. Et quand on les cite, à l’occasion de leur décès par exemple, ce sont rarement des fleurs qu’on vient déposer sur leur tombe. Lorsque meurt Henri de Régnier, c’est Jean Guérin (Paulhan, donc) qui signe sa notice nécrologique (juin 1936). Citons le début, pour son ironie :

 

 

La mort d’Henri de Régnier vient étrangement ouvrir les cérémonies où doit se célébrer le cinquantenaire du symbolisme.

 

et la pointe finale :

 

 Il y a de l’élégance à s’effacer ; [Henri de Régnier] s’était admirablement effacé.

 

On ne saurait enregistrer avec moins de nostalgie la péremption d’une œuvre, mais aussi d’une école, le symbolisme, qui aurait pu être regardées d’un œil moins sec dans une revue où les Gide, Valéry, Claudel, tenaient la place que l’on sait, une revue aussi qui a fait beaucoup pour amener Mallarmé à occuper la place qu’il occupe aujourd’hui. Aujourd’hui, cependant, ces dédains (qui au-delà des jugements de goût peuvent s’analyser en termes de conflits de pouvoir : en manifestant ainsi avec insolence son mépris d’auteurs arrivés, jouissant d’une notoriété et d’une reconnaissance institutionnelle, la revue témoigne de sa puissance, signale la péremption d’instances de légitimation auxquelles elle tend à se substituer) ces dédains suscitent peu de protestations: ils peuvent même être convoqués pour servir à un éloge de la NRF et de sa pertinence critique, puisqu’ils ont été en somme entérinés par la postérité. Il en va tout autrement si l’on considère le traitement réservé au surréalisme.

L’antithèse est devenue classique : NRF contre surréalisme, Girondins contre Montagnards, le centre contre les extrêmes, littérature institutionnelle contre littérature insurrectionnelle, Gide-Valéry-Claudel contre Aragon-Breton-Eluard… L’antithèse se trouve largement accréditée si l’on s’avise que la revue ne publie pas les surréalistes, à de rares exceptions près (Eluard, mais surtout à partir de 1937, au moment où il rompt avec Breton et le groupe). Entre 1925 et 1940, rien de Desnos, rien de Char, rien de Péret, quasiment rien de Breton (deux lettres et un article, un seul, en 1937) quasiment rien d’Aragon avant décembre 1939 (deux lettres, plus diverses citations partielles et clairement mal intentionnées dans la rubrique « Livres et journaux », où l’on put lire de larges extraits de « Front rouge », et dans la « Revue des revues »[6]). Breton et Paulhan, je le rappelle, étaient relativement proches en 1919, et le nom de Paulhan figure sur le premier sommaire de la revue Littérature. Mais en 1926-7, ils en sont aux lettres d’injures, Paulhan envoie ses témoins, il s’en faut de peu qu’ils ne se battent en duel… A cette occasion, le groupe fait bloc autour de son chef, Paulhan reçoit des lettres grossières signées Aragon, Péret, Eluard. Les relations avec Breton se réchauffent ensuite dans les années trente, Paulhan publie même L’Amour fou en 1937 dans sa collection « Métamorphoses », mais pas dans la revue. Le rapprochement avec Aragon se fera en 1939.


De tout cela, et de bien d’autres textes ou événements que je ne cite pas, il est tentant de conclure que Paulhan (ou, sinon Paulhan tout seul, Paulhan et ceux qui ont leur mot à dire dans la direction de la revue : Gide, Schlumberger, Gallimard etc.) a tout simplement écarté les surréalistes ;  qu’on leur a fermé la porte. Mais il faut ici se garder de descriptions trop hâtives, forcément simplificatrices.

Observons d’abord que si l’on ne publie pas ces auteurs dans la NRF, on ne fait pas silence sur leurs publications (qui se font souvent du reste dans la maison d’édition qui porte le nom de la revue). Vers 1932, il est question d’une conspiration du silence qui serait orchestrée contre le surréalisme. Supposé que cette conspiration ait effectivement existé, il me paraît difficile d’accuser la NRF d’être l’un des conjurés. Dès la fin de 1924, c’est-à-dire dès que le mouvement surréaliste acquiert une existence publique, la revue publie plusieurs textes à son sujet. Ces textes sont nettement critiques : il est évident qu’on donne la parole à l’opposition, qu’on fait entendre les objections[7]. Cependant, ces objections, développées par Drieu, Thibaudet ou d’autres, seraient tout à fait inopportunes, si la politique de la revue était celle de l’étouffoir : en multipliant les articles « contre », elle contribue à installer les surréalistes, quand bien même c’est pour parler contre eux, au centre du débat intellectuel. 

Au surplus, une revue est une polyphonie, la NRF ne parle pas d’une seule voix. Vis à vis des surréalistes, elle souffle le chaud et le froid : publiant, par exemple, en février 1932, un article attentif et élogieux de Renéville, qui amène en réponse, en juillet, une lettre fort longue et polie de Breton; puis, en février 1933, un compte rendu féroce des Vases communicants par Julien Lanoë (« André Breton réalise un progrès certain sur M. Homais etc. »)[8] ; ou encore la NRF, par la plume de Gabriel Bounoure, déjà cité, peut manifester de l’enthousiasme pour Eluard, des réserves vis-à-vis de Desnos ou d’Aragon, un profond mépris pour Péret. C’est ce refus de toute logique de groupe que Breton, qui a peut-être rêvé d’entrer à la NRF comme d’autres sont entrés dans le Palais d’Hiver, aurait sans nul doute aimé éviter.

On sait en effet qu’il y eut, au printemps de 1926, de curieuses « négociations » entre le groupe surréaliste et Paulhan. A cette date, les relations avec Breton sont déjà très mauvaises, il y a déjà eu un premier échange de gentillesses en février 1926 (« Breton m’a écrit : « ‘je vous tiens pour un con et un lâche’. […] J’ai répondu par pneu : ‘Il y a longtemps que vous m’emmerdez’ »[9]) et Paulhan a senti le besoin d’un intermédiaire. Curieusement, il a choisi Artaud, qui n’est peut-être pas le meilleur diplomate qu’on puisse imaginer. De quoi s’agit-il ? En un mot, d’offrir aux surréalistes un accès à la revue. Négociations difficiles : Paulhan, en effet, entend conserver sa marge de manœuvre et en particulier le droit « de refuser tout ou partie des manuscrits proposés ». Breton et les siens, de leur côté « estiment qu’une fois admis le principe de leur collaboration, carte blanche doit leur être laissée »[10]. En outre, Breton entre en fureur en prenant connaissance d’une lettre de Paulhan à Artaud que ce dernier (« pour simplifier les choses », dit-il) lui a mis sous les yeux. Il n’y aura finalement ni concession ni accord. Je conclus que si les surréalistes ne sont pas imprimés dans la NRF (à quelques exceptions près) c’est aussi qu’ils s’y sont refusés.

La politique de Paulhan, on le voit, n’est pas une politique de lock-out. L’idée reçue selon laquelle l’absence des surréalistes s’expliquerait suffisamment par des divergences esthétiques et politiques, qu’elle signalerait la résistance d’une revue « bourgeoise » à une révolution esthétique et littéraire, est au moins insuffisante. La ligne qui sépare les « poètes de la NRF » et les Surréalistes ne coïncide pas avec celle que Paulhan regarde comme majeure, et qui sépare les Rhétoriciens des Terroristes : les Surréalistes sont des Terroristes ; mais un Claudel, auteur NRF s’il en fut, ne l’est pas moins. D’autre part, on s’expliquerait mal, s’il s’agissait seulement de freiner les innovations, l’assiduité d’un Michaux, qui ne secoue pas moins fort les abonnés et les habitudes. On ne s’expliquerait pas mieux la place faite à Artaud, très présent grâce à Paulhan (entre 25 et 34, 23 signatures[11], contre 17 seulement pour Claudel, par exemple ; aujourd’hui, les spécialistes d’Artaud n’aiment guère se souvenir de cette assiduité dans une revue « institutionnelle »), à Renéville, à Daumal, à Caillois ou même à Eluard une fois la brouille passée… toutes signatures qui s’expliquent au contraire fort bien si l’intention de Paulhan est d’occuper tout le terrain: faute de pouvoir imprimer à ses conditions le groupe de Breton, il se fera un plaisir d’accueillir les transfuges et les excommuniés.

En vérité, l’action de Paulhan vise non pas à exclure les surréalistes (qu’il a au contraire tout intérêt à publier pour établir le caractère universel de sa revue), non pas à les exclure mais à les cantonner. Dans la revue, il faut que soient représentées «toutes les exagérations » ; et l’exagération surréaliste comme les autres, mais parmi d’autres, et concurremment avec d’autres. L’espace littéraire est un espace fragmenté ; aucun des segments qui le composent n’est autre chose qu’un segment, aucun ne peut valoir pour le tout, ne peut se prévaloir d’être le Tout. Paulhan n’est pas, n’a pas été, ne sera jamais homme à se donner tout entier à un seul auteur, ou groupe d’auteurs. Il est peu sujet à ce qu’il appelle (dans l’Entretien sur des faits divers) « l’illusion de totalité », qui consiste selon lui à prendre pour le Tout ce qui n’est qu’une partie : à prendre l’œuvre d’un poète, fut-il Hugo ou Rimbaud, ou d’un groupe de poètes, pour la poésie. D’où l’échec des négociations dont j’ai parlé, et l’absence des Surréalistes.

 

*

L’espace littéraire est un espace fragmenté, l’époque n’a pas un esprit mais plusieurs, elle n’est pas homogène mais feuilletée, mêlée, disparate. La revue le sera donc  aussi.

« Peut-être », écrit Julien Lanoë en mai 1938, « peut-être est-ce le caractère dominant des lettres contemporaines que ces survivances de doctrines révolues, que ce rendez-vous général de formules qui dans le passé s’étaient chassées l’une l’autre et qui reparaissent aujourd’hui juxtaposées. L’époque est étrangement récapitulative ». Où l’on voit que l’époque pourrait ressembler déjà à la nôtre –éclectique, ou post-moderne, avant la date. Où l’on voit aussi que traiter de « la poésie » dans la NRF entre 1925 et 1940, ce pourrait être non pas seulement préciser son rôle et sa position dans cette Grande Marche ou ce Grand Combat avec quoi la modernité aimait à être confondue, non pas indiquer sa fonction dans ce « Grand Récit » dont le post-modernisme, justement, enregistre la désuétude. Ce serait plutôt prendre garde à ce bariolage de « formules » ; plutôt que d’essayer de ramener le multiple à l’un, de trouver une cohérence, une « ligne », un « esprit », que sais-je, il faut le faire sans doute mais on l’a déjà beaucoup fait, il s’agirait de se rendre attentif à la juxtaposition et à la bigarrure, en prêtant une attention toute particulière à tous ceux qui sont là et que nous avons oubliés.

Récapitulative, dit Lanoë. Cela peut être l’occasion de s’arrêter un instant (qui le fait ?) devant des publications comme le Dict de Padma, poème tibétain traduit par Gustave Charles Toussaint et publié en tête du numéro de mai 1933 ; ou les Textes égyptiens édités par J.-C. Mardrus (fév. et mars 1937)… Cette séduction de l'archaïque, cette réappropriation du « perdu », comme dit aujourd’hui Pascal Quignard, est de toute évidence un des traits du contemporain, dont pourraient témoigner dans la même période l’Anabase de Saint-John Perse, ou les Tarahumaras d’Artaud.

Juxtapositions, dit Lanoë. Comment ne pas y songer encore quand feuilletant la revue on s’avise que c’est le même Raymond Schwab (auteur en février 1929 du « Chant de l’arc et d’Ishtar ») qui donne des comptes rendus indulgents d’Albert Samain[12] et qui traduit Gertrude Stein ; quand on trouve côte à côte, le même mois, les textes  égyptiens que j’ai dits, des poèmes de La Tour du Pin et l’article de Breton[13] ; ou dans un autre, un peu plus tôt, le fameux  « Grand Combat » de Michaux tout près des Sonnets à Philis de Vincent Muselli, un vieil ami de Paulhan :

 

Jà tes doigts pour la tragédie
Préparent l’enflammé poison ;

 

Jà ta chair avec ta raison
A mêmes fièvres tu dédies…
[14]

 

Rendre compte de ce que fut la poésie dans la revue, ce peut être séparer le bon grain de l’ivraie, Alibert de Michaux, le porteur d’avenir du désuet : ce peut être aussi prendre acte de ces voisinages improbables, de ces bords-à-bords déroutants entre des textes, des manières, qui paraissent sortis de compartiments séparés du temps ; ce peut être prêter attention à des anachronismes que l’on surprend parfois jusqu’à l’intérieur d’un même texte. Ainsi du Falourdin de Fernand Fleuret, dont on trouve dans les notes, en 1927, un éloge enthousiaste: Falourdin satire de la presse et du bourrage de crâne (quoi de plus actuel ?) qui avait été à deux doigts d’être censuré pendant la guerre, mais dont les alexandrins à rimes plates ont exactement la même musique que ceux du Lutrin de Boileau (quoi de plus désuet ?)… Lire la NRF de l’entre-deux guerres, ce n’est plus seulement alors souligner des noms connus ou illustres, faire le compte de ceux qui y sont ou qui n’y sont pas ; c’est aussi (re-)découvrir une littérature qui a sombré corps et biens. Le temps est venu de mesurer (en dépit de tous les modernes : les Artaud, les Claudel, les Michaux, les Ponge…) le gouffre qui nous sépare désormais d’une époque où l’on peut vanter un Maurice Cremnitz, alias Maurice Chevrier, auteur des Stances à la Légion étrangère, au motif qu’il serait « à Moréas ce que Du Bellay est à Ronsard » ; où le très oublié Georges-Eugène Faillet, dit Fagus (1871-1933) est loué par Paul Léautaud, qui cite avec admiration une acrostiche en octosyllabe[15] ; où l’on publie des monostiches d’Emmanuel Lochac dans un numéro bordé de noir parce que Thibaudet vient de mourir (mai 1936) ; où Jean Wahl s’enthousiasme pour le romantisme féminin de Thérèse Aubray ; où s’écoule bon an mal an l’énorme production de celui que Maurras tenait pour « notre plus grand poète » et qui s’appelait Raoul Ponchon : à sa mort, en 1938, il laissait 80.000 vers qu’une courte note nécrologique jugea « légers, charmants –sans poésie ».

On me dira que ce sont là des œuvres, ou des fantômes, qu’il est charitable de laisser dormir. Mais si j’ai raison de dire que la NRF tout entière est un Tableau, si elle a eu cette ambition totalisante que je lui prête, n’est-ce pas la trahir que de la prendre par extraits ? Et que Paulhan n’ait pas dédaigné d’imprimer dans le Tableau les vers d’un danseur niçois ou d’un commandant de hussards pourrait nous inciter à ne pas sauter systématiquement la « Chair nocturne » d’Alibert ou les « Poèmes » de Louis Brauquier[16].

Au demeurant, je suis conscient de ce que la métaphore du tableau peut comporter d’insuffisant et peut-être de décevant : c’est une métaphore statique. Un tableau est propice aux dénombrements, il distribue des unités. Il rend mal compte des dynamiques. Il ne nous dit rien des forces.

L’époque est diverse, elle est plurielle, bigarrée, elle n’est pas étale. Elle suit une pente, ou plusieurs. L’hétérogène est emporté dans un mouvement qu’on ose à peine dire général, puisqu’il résulte d’une multiplicité de mouvements locaux interconnectés, de flux et de reflux, de solidarités et d’antipathies dynamiques. Les unités qui le composent ne sont pas comme celles du tableau enfermées dans des cases étanches. Elles sont animées de vitesses variables, de forces de frappe et de puissances d’impact qui ne sont pas uniformes et que la revue, par la place qu’elle leur accorde et la « scénographie » qu’elle agence peut tenter de réduire, ou d’accroître. Monter un numéro d’hommage à Mallarmé, en novembre 1926, c’est évidemment honorer un très grand poète (qui au demeurant a eu l’importance que l’on sait pour les Gide, Thibaudet, Claudel, Valéry…); mais ce peut être aussi, l’air de rien, pousser les feux contre Breton et les siens, pour peu qu’on identifie l’auteur d’Hérodiade, comme fait Thibaudet, à un néo-classicisme qu’on oppose à « l’immense facilité » que serait le Surréalisme. Et c’est aussi préparer l’avenir : contribuer à construire le prestige ultérieur de Mallarmé, lequel est loin, à cette date, d’être la référence décisive qu’il sera plus tard. 

Cela n’autorise pas pour autant à identifier la NRF tout entière à un mallarméisme militant. Lorsqu’elle rend hommage à L’Homme blanc de Jules Romains (tentative de restauration de la poésie à sujet) ou fait l’éloge de Salmon, auteur épique dit Bounoure, qui a su « transmuer le reportage en poésie »[17], on doit conclure que la revue loin de mettre tous ses œufs dans le même panier, prend en considération la possibilité de rouvrir une porte que Mallarmé, précisément, avait fermé. Mais on voit bien aussi que ce souci-là ne parle pas tout à fait aussi haut que l’autre. Le tableau est complet, d’accord, toutes les cases en sont remplies, mais elles n’ont pas la même taille, ou l’encre en est plus ou moins noire, les arguments sont projetés plus ou moins fort sur l’avant-scène, l’espace où ils sont disposés n’est pas un espace neutre et plat.

Rendre compte de ce qu’il en fut de la poésie dans la NRF entre 1925 et 1940, ce ne peut donc pas être seulement visiter l’une après l’autre toutes les cases du Tableau. Ce doit être encore apprécier ces forces et ces tensions que j’indique : moins un Tableau peut-être alors qu’une carte météo instable et compliquée, une photo satellite mouvante, avec hautes et basses pressions, calmes plats, pot au noir, avis de tempêtes, précipitations : ce que reprenant le titre d’un recueil de Jean Cayrol dont rend compte le numéro de mars 1940, juste avant l’ouragan de mai, on pourra choisir d’appeler des Phénomènes célestes.

 Tout un programme.

 


[1] NRF 1° octobre 1933, p. 481.

[2] 1° fév. 1929

[3] « Préface à l’homme blanc », NRF , avril 1937.

[4] Matoré, cité dans Robert, art. tableau.

[5] mai 1931, p. 755-58 : : « la sottise de la sensibilité d’avant-guerre », « banalités, fadeurs, vulgarités », « adjectifs inanes » etc.

[6] Qui imprime, en sept. 1933 un « Couplet du beau monde », paru dans Commune et rapproché (par Paulhan) d’un passage du Surréalisme Au Service de la Révolution dans lequel Alquié attaque Aragon en évoquant le « vent de crétinisation qui souffle d’URSS ».

[7] Déjà, en 1924, le compte rendu de Clair de Terre (par Paulhan) et celui des Pas perdus puis du Libertinage (par Arland) n’étaient pas sans marquer des réserves. A la fin de l’année, la revue donne une publicité ironique et réprobatrice aux menaces de « correction cruelle » fulminées par les surréalistes à l’encontre de Pierre Morhange. En 1925, paraissent successivement « Du Surréalisme » (de Thibaudet, en mars), « La véritable erreur des surréalistes » (de Drieu La Rochelle, en août), un compte rendu sévère de Deuil pour deuil de Desnos (par J. Cassou, en octobre). Certaines arrière-pensées anti-surréalistes peuvent accompagner la publication de la Trahison des clercs de Benda, en 1927, même si l’ouvrage est tourné d’abord contre les maurrassiens.

[8] Février 1933, p. 340-2, note de Julien Lanoe.

[9] Paulhan Ponge : Correspondance, Gallimard, 1986, vol. I, lettre 65.

[10] BNF. Fonds Artaud, et Artaud, op. cit.

[11] 7 textes, 13 notes, 3 « airs du mois ». Puis 3 signatures dont 2 notes entre 1935 et 1940.

[12] 1° avril 34

[13] 1° février 1937. Le texte de Breton est « Limites non frontières du surréalisme ». Ces pages militantes sont aussitôt suivies de la fin de Reveuse bourgeoisie, du fasciste Drieu La Rochelle. L’éclectisme de Paulhan ressemble parfois à une conjuration de la guerre civile qu’il redoute.

[14] 1° semestre 1927.

[15] décembre 1933.

[16] juin 1935.

[17] Note sur Carreaux de Salmon, décembre 1929.