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La poésie de Bruno Thomas

L’œil  porté vers l’aurore du Poème

 

L’acte au moyen duquel l’homme se fonde
 et se révèle à lui-même est la poésie

Octavio Paz

 

Il est toujours surprenant de rencontrer  un poète. Surtout quand cette rencontre se produit sous un arbre. Non pas un arbre de chairs et d’os – plutôt le chêne du monde de l’œil porté vers l’aurore du Poème.

Le seul monde qui vaille.

Ne nous méprenons pas : je ne parle évidemment pas ici d’une rencontre physique avec l’homme/poète Bruno Thomas, j’ignore à quoi il peut bien ressembler, et même s’il existe concrètement dans ce que nous nommons par étrange habitude « la réalité ». De cela, « la réalité », je sais que je ne sais rien, ou alors si peu tant les scénarii sont changeants – presqu’à chaque instant. Qui donc voudrait me faire croire que ce qui change tant et tant peut être réellement réel ? Pas si fou. Sauf à prendre conscience, mais alors nous parlons ici d’une conscience d’éveil, que ce qui est véritablement le réel de la réalité est… justement cet instant même, un entre deux permanent. L’idée est séduisante. Qu’elle soit précisément la forme concrète de la profondeur du réel est d’une telle beauté que cela conduit immédiatement en terres de sacré.

À moins de décider d’être aveugle.

Et de Bruno Thomas je ne sais pas beaucoup plus. Cela importe fort peu. Non, écrivant le mot rencontre à l’aube de ce texte, je veux dire le fait de toucher réellement l’authenticité de l’autre poète, Bruno Thomas, cet autre qui est par nature un peu de chacun de nous ; et « toucher réellement » cet autre poète c’est recevoir en dedans de soi une sorte de don, celui de sa poésie. Un don qui n’est pas le produit du poète lui-même, la plupart du temps entièrement inconscient d’un tel possible. Non, un don qui est le fait du Poème.

Nous sommes bien ici en terres de sacré.

Comment pourrait-il en être autrement puisque nous parlons de poésie ?

Cela effrayera un peu, c’est entendu. Sans doute autant que ce mot – « Dieu » – que l’on croise parfois en ces pages. Mais ce n’est qu’un mot finalement. Il y a plus important et ce plus important, le sacré, nous dépasse. L’idée de sacré et, plus encore, la réalité du sacré sont – comme toute vision profondément révolutionnaire de la vie – par nature effrayantes. Il en va ainsi du Poème, une espèce d’architecte porteur de révolution. Comme tout ce qui est vivant, et il faut beaucoup et souvent mourir pour être un peu, un tout petit peu, vivant. C’est pourquoi les pouvoirs contemporains, tous les pouvoirs, y compris ceux qui prétendent s’opposer à l’idée même de pouvoir, tentent de réfuter la poésie. On se demande bien comment ils peuvent espérer ou même simplement imaginer rejeter au loin ce qui forme le pire de leurs cauchemars. Les fous ne sont à l’évidence pas ceux que l’on croit, et si des moyens existaient pour ce faire (réfuter le Poème) en ce début de 21e siècle, cela se saurait.

Tout se joue dans des mots ainsi prononcés, « sans autre sol sous le corps que ce mince, très mince ciel de silence ». Et il faut beaucoup de silence pour donner naissance à un univers ou à un monde.

C’est pourquoi le Poème est le profond silence.

Cela même que les poètes des profondeurs, défendus en France par Recours au Poème, entre autres athanors, vivent dans la chair même de leurs os. On ne s’engage pas en poésie sans risquer sa peau. Et les petites éructations sur telle ou telle barricade bohème récurrente ne font pas un poème. Non, nous ne parlons pas ici de ce qui fait (peu de) bruit et se prétend poésie, nous parlons de poésie et de Poème. Ce n’est pas rien cela, et on le sentira en lisant des poètes comme celui qui a laissé les pages de Pardon pour l’aurore s’écrire en lui. Il le sait bien, lui, comme le savent bien les poètes authentiques – c’est pourquoi ils se rencontrent sans se connaître – que la poésie n’est rien de plus que l’écriture du Poème sur ce papyrus qu’est le poète. Nous ne sommes que du papier taché d’encre, pas de quoi en faire une prétention.

Simplement, s’abandonner à l’écriture du Poème.

Laisser être, et s’absenter.

Se taire.

Le Poème est l’essence même du silence.

Et c’est déjà beaucoup.

Le poète se tait. Alors il peut enfin chuchoter à l’oreille d’un arbre. Comme n’importe quelle enfance du monde. S’il est peu d’hommes maintenant, malgré l’illusoire quantité devenue règne apparent, c’est justement pour cette évidente raison : il n’est d’hommes que ceux qui savent que l’on peut parler aux arbres. Et les écouter. Avouons-le, après Daumal, il est assez étrange de devoir rappeler une telle évidence. Mais laissons cela. Il faudra être férocement descendu en soi, dans cette terre informe et lointaine qui s’étend dans les entrailles de notre âme/corps/esprit, il faudra avoir beaucoup visité ces territoires inexplorés, s’être intensément reconnu aventurier de la Parole égarée, pour être cela, un poète des profondeurs. Car, il y a de la profondeur dans la vie du Poème en dedans de chaque poète. Oui, il faudra être descendu, et surtout en être revenu vivant.

Car la poésie a à voir avec la mort et la vie. Le Poème est exigeant, lui qui demande à ses amis poètes d’accepter de mourir pour renaître. Peut-être. Ou bien mourir, sans plus. La vie du poète est beaucoup plus pénible que ne le croit le commun des mortels.

Il y a une certaine fatigue à mourir sans cesse.

C’est pourtant l’expérience poétique minimum. Il n’est pas de poésie sans alchimie, les mots de Bruno Thomas le disent ici et là avec justice plutôt que justesse. Nous parlons évidemment ici d’alchimie réelle, de cet art royal, même si le mot fâche d’être simplement écrit, de cet art royal sans lequel il n’est ni vie ni poésie. La question n’est en rien théorique, il y a belle lurette que nous nous fichons de toute forme de théorie ; elle est opérative. Nous parlons ici – et la poésie des profondeurs parle ici, par le Poème parlé en et par-delà Bruno Thomas – des constantes métamorphoses qui transmuent la boue infâme qui se prétend parfois « homme » en un être humain véritable. Et cela, c’est un travail. Le chantier opératif est vaste, et le travail loin d’être terminé, n’en déplaise à ceux qui aiment les apparences rassurantes. Les poètes ne demandent pas qu’on les rassure. Ils aspirent tout au contraire aux tensions de l’insécurité permanente.

À quoi bon vivre sinon ?

Il y a donc un œuvre alchimique qui n’a que peu à voir avec les interprétations contemporaines de cette fameuse « alchimie du Verbe » dont on se repaît encore et encore tout en prononçant des mots vides. L’illusion du réel n’a souvent rien de mieux à faire que de s’amuser avec le réel des mots et ainsi les vider de tout sens. Pourtant, l’illusion n’est… qu’illusion, et elle aura bien des difficultés à nous faire passer ses vessies pour des lanternes. Nous croyons profondément en l’alchimie du Verbe et nous savons bien, nous, que la lumière naît des étoiles, que ces dernières se situent dans l’axe exact de cette échelle sur laquelle nous nous tenons, quand bien même elle serait invisible aux yeux de qui souhaite ne pas regarder. Non… Que l’anti poésie conceptualisée par Paul Vermeulen en ses Notes pour une poésie des profondeurs prétende être capable d’exposer au monde une quelconque alchimie du Verbe, cela ne peut provoquer qu’une réaction : un éclat de rire. Bien sûr, cette même anti poésie pourrait, vexée, envisager de marcher sur le corps des poètes profonds. Elle ne le fera pourtant pas, nous ne vivons pas dans la même réalité.

De quoi parlons-nous ici quand nous parlons de la poésie de Bruno Thomas et plus généralement de poésie ? Mais… de la même chose qu’un Octavio Paz : « L’expérience poétique est une révélation de notre condition originelle. Et cette révélation se résout en une création : celle de nous-mêmes ». Cela se joue précisément à cette échelle, et pas ailleurs. Le Poème nous entraîne dans un grand jeu exigeant dont l’un des enjeux est ce « je » que nous pensons être, mais que nous avons surtout à devenir. Et la poésie, cet écho du Poème en nous, est un bel outil pour se faire édifice. Nous sommes loin ici des petits jeux ridicules des saltimbanques du Littéraire. Le Poème engage le tout de la vie du poète et au-delà il engage le tout de la vie. C’est d’un bouleversement complet de l’être dont nous parlons quand nous prenons conscience de la présence du Poème en nous. Une telle violence, comme une naissance. C’est beau et douloureux à la fois. Et c’est bien pourquoi, en effet, il convient de demander pardon pour l’aurore.