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La poésie de Patrizia Cavalli, poèmes précédés d’une présentation de Giorgio Agamben.

 

Sur la poésie de Patrizia Cavalli

par Giorgio Agamben

 

On peut définir la langue de la poésie comme un champ de forces parcouru par les deux tensions opposées de l’hymne, dont le contenu est la célébration, et de l’élégie, dont le contenu est la lamentation. Poussé à la limite, le premier tenseur fracture le langage en cri de jubilation face à la présence du Dieu, le second le destitue et l’épuise en murmure intarissable au pied de l’Absent. Mais, tant que le ductus de l’écriture soutient le geste de la voix, la poésie résulte d’une savante et toujours différente conjugaison des deux tensions.

On a dit que la poésie italienne du vingtième siècle (et peut-être le diagnostic vaut-il pour toute la poésie moderne) est, dans sa ligne dominante, élégiaque. Cela a conduit la critique à constituer son canon en excluant les composantes hymniques (Campana, Rebora) et en mettant au centre l’orthodoxie montalienne, bâtie toute sur le bonheur dénié et sur la privation. De cette façon, cantonnée l’infanterie des mineurs, il était facile de reléguer sur les marges, en reconnaissance ou à l’arrière-garde les grandes variations tactiques de Saba, de Ungaretti et de Sereni, pourtant toujours afférentes au tonos de l’élégie. Comme il arrive souvent, la mise à l’écart de la composante hymnique avait toutefois une conséquence imprévue, qui bouleversait la linéarité du canon : le bonheur de Penna, la voix ténue de Betocchi, mais aussi l’interjection de Caproni et le discord obstiné d’Amelia Rosselli étaient, de toute évidence, irréductibles à l’élégie.

 

Où situer, dans cette cartographie cursive, la poésie de Patrizia Cavalli ? Certainement en dehors de l’orthodoxie élégiaque, mais où ? Un indice immédiat nous est fourni par la langue. L’hymne, dont le paradigme est l’alléluia, incline, de ce fait, à la parataxe et à l’isolement du mot (le cas limite est le Coup de dés, avec sa dissémination des signes sur la blancheur pantoise de la page). Le mot, notait déjà Von Hellingrath dans sa lecture des derniers hymnes de Hölderlin, tend à s’arracher de son contexte syntaxique et, fidèle à son paradigme interjectif, cristallise en monade discontinue et déliée, en nom. L’élégie, au contraire – semblable en cela au très long, ininterrompu « a-a-a-a-a-a… » que, voix à la limite du vivant, Canetti entendit proférer depuis un tas de guenilles sur la place de Marrakech –, tend à la plaintive continuité du lamento, à la liaison hypotaxique des formes et des mots.

Une brève analyse de la langue de Patrizia Cavalli en fait apparaître le geste antithétique : à une maestria incomparable dans l’ourdissage des césures et des rimes internes, qui défont parfois le vers en deux hémistiches, le font presque trébucher, répond un usage de l’enjambement violent autant que salvateur, qui reprend le vers in extremis à partir se sa cassure pour indéfiniment le repousser dans le vers suivant ; à un savoir prosodique stupéfiant, dans lequel la déliaison entre son et sens qui définit la poésie est exagérée à l’extrême, correspond un contre-mouvement qui l’amende chaque fois d’une reprise invisible. Une prosodie incroyablement riche de césures et de staccati, une structuration du discours résolument hypotaxique aboutit à la fin, on ne sait comment, à la langue peut-être la plus fluide, la plus continue et la plus quotidienne de la poésie italienne du vingtième siècle.

Cela veut dire que, dans la langue poétique de Patrizia Cavalli, hymne et élégie s’identifient et se confondent sans restes (ou, peut-être, le seul reste est le moi du poète). La célébration se liquéfie en lamentation et la lamentation devient immédiatement hymnaire. C’est-à-dire que le Dieu de ce poète est tellement et exhaustivement présent qu’il ne peut être que regret ; la laude, ouvertement franciscaine, des créatures est parcourue en contre-fugue par un intime, sombre grommellement, elle est ce grommellement : miserere et osanna.

 

À cette conjugaison poétologique inédite des tenseurs hymne-élégie correspond, au plan ontologique, une habituelle économie du langage et de son sujet. Le moi qui parcourt les scènes implacables de son « toujours ouvert théâtre » parle, au mépris de sa compétence psychologique consommée, depuis un territoire ontologique et éthique tout à fait nouveau ou immémorial, où la maison de la vie, si factuellement présente, se transforme subrepticement en caverne platonicienne ou en antre préhistorique. Ici la langue voit là où le poète est aveugle, parle là où il se tait. Cette langue si perspicace, si obsessionnellement et métriquement occupée à dire « moi », cet ego idiosyncrasique jusqu’à la monomanie, répété et scandé jusqu’à la nausée dans son propre labyrinthe domestique, ce « moi singulier qui n’est qu’à moi », accomplit au contraire le suprême miracle d’inaugurer un champ transcendantal sans moi ni conscience, descelle le « il y a » d’une ontologie brutale et hallucinée, quelque chose comme un paysage éthique primordial, où aucune psychologie et aucune subjectivité ne pourront jamais pénétrer et où, survivant à son extinction, paît distraitement le grand reptile jurassique de la poésie. Ce champ transcendantal, insyllabable par le moi, n’est, en effet, autre que la langue, une langue qui n’est plus ni hymne ni élégie, ni célébration ni lamentation, mais qui, dans sa marche somnambulique, touche et palpe les contours exacts de l’être.

 

Giorgio Agamben

Rome, décembre 2006