La poésie de Rose Aüslander
Les poèmes choisis pour le recueil Blinder Sommer sont des textes parus à Vienne en 1965. Rose Ausländer avait alors soixante-quatre ans et, malgré les vingt années qui la séparaient de la guerre, souffrait encore de blessures non refermées. La Shoah est omniprésente dans ses textes.
Les étrangers
Des chemins de fer amènent les étrangers
ils descendent regardent autour d’eux
On voit dans leurs yeux perplexes
nager des poissons apeurés
[…]
Seuls les souvenirs des moments qui ont précédé la tragédie apportent un peu de paix. La poésie de Rose Ausländer se teinte alors de nostalgie.
Il y a de cela bien des anniversaires
quand la terre était encore ronde
(pas anguleuse comme maintenant)
(extrait du poème intitulé Enfance I)
L’enfance de Rose Ausländer est peuplée d’anges, de lutins. La nature – rivière, feuillages, rosée, blés, vaches, tonnelle, raisins – est un berceau dans lequel tout est douceur, don, chant. Les hommes – des juifs d’Europe de l’Est : les hassidim – forment une joyeuse communauté.
le rabbi en caftan et stramel
entouré de hassidim aux yeux bonheur
(extrait du poème intitulé Pruth)
Quand ce monde disparaît brutalement – et longtemps après qu’il l’ait fait –, Rose Ausländer écrit pour survivre.
Lorsqu’elle compose les poèmes réunis dans Kreisen (entre 1970 et 1974), quelque chose a changé : Rose Ausländer a retrouvé l’espérance. Ses poèmes sont, pour la plupart, plus lumineux que ceux édités précédemment. On comprend que la nature a été son principal soutien : les arbres, la lumière… Pour ce qui est de la forme, rien n’a vraiment changé : le langage et les vers restent simples - ils vont à l’essentiel -, la plupart des textes sont courts.
Tu peux te réjouir
du dessin parfait de la rose
tu peux dans le dédale vert
te perdre et te retrouver
sous une forme plus claire
(extrait de Réconciliation)
Cependant, il reste des traces du désastre passé : des cendres et des fantômes. Rose se réjouit sans jamais oublier. Et son écriture reste, jusqu’au dernier poème, fragile comme un murmure.
Trois poèmes
Kindheit I
Vor vielen Geburtstagen
als unsre Eltern
den Engeln erlaubten
in unsern Kinderbetten zu schlafen –
ja meine Lieben
da ging es uns gut
In jedem Winkel
war ein Wunder untergebracht :
Heinzelwald Berg aus Marzipan
Fächer in dem der Himmel
gefaltet lag
Ja meine Lieben
da hatten wir viele Freunde
Begüterte wir konnten’s uns leisten
einen Stern zu verschenken
eine Insel
sogar einen Engel
Vor vielen Geburtstagen
als die Erde noch rund war
(nicht eckig wie jetzt)
liefen wir um sie herum
auf Rollschuhen
in einem Schwung
ohne Atem zu schöpfen
Ja meine Lieben
im Eswareinmalheim
da ging es uns gut
Die Eltern flogen mit uns
in den bestirnten Fächer
kauften uns Karten ins Knusperland
und spornten uns an
die Welt zu verschenken
Enfance I
Il y a de cela bien des anniversaires
du temps où nos parents
autorisaient les anges
à dormir dans nos petits lits –
oh oui mes chéris
la vie alors était douce
Le moindre recoin
cachait un miracle :
forêt de lutins montagne en massepain
éventail dans lequel le ciel
était rangé plié
Oh oui mes chéris
nous avions alors beaucoup d’amis
Riches nous pouvions nous permettre
de faire don d’une étoile
d’une île
ou même d’un ange
Il y a de cela bien des anniversaires
quand la terre était encore ronde
(pas anguleuse comme maintenant)
nous tournions autour
sur des patins à roulettes
d’un seul élan
sans reprendre souffle
Oh oui mes chéris
au pays d’il-était-une-fois
la vie alors était douce
Nos parents s’envolaient avec nous
dans l’éventail étoilé
nous offraient des billets pour le pays des délices
et nous encourageaient
à faire don du monde
(in Blinder Sommer / Été aveugle)
Damit kein Licht uns liebe
Sie kamen
mit scharfen Fahnen und Pistolen
schossen alle Sterne und den Mond ab
damit kein Licht uns bliebe
damit kein Licht uns liebe
Da begruben wir die Sonne
Es war eine unendliche Sonnenfinsternis
Pour qu’aucune lumière ne nous aime
Ils sont venus
portant drapeaux acérés et pistolets
ont abattu toutes les étoiles et la lune
pour qu’aucune lumière ne nous reste
pour qu’aucune lumière ne nous aime
Alors nous avons enterré le soleil
Ce fut une éclipse sans fin
(in Blinder Sommer / Été aveugle)
Mein Gedicht
Mein Gedicht
ich atme dich
ein und aus
Die Erde atmet
dich uns mich
aus und ein
Aus ihrem Atem geboren
mein Gedicht
Mon poème
Mon poème
je te respire
inspire expire
La terre
te respire me respire
expire inspire
Né de son souffle
mon poème
(in Kreisen / Cercles)
Rose Ausländer naît en 1901 en Bucovine, un territoire aujourd’hui à cheval sur l’Ukraine et la Roumanie. Sa famille est juive, de langue allemande. Elle meurt à Düsseldorf en 1988. En juillet 1941, les troupes nazies entrent dans sa ville, Czernowitz, et y instaurent un ghetto. C’est à ce moment-là qu’elle entre en poésie – grâce aux textes de Paul Celan notamment (qui s’appelait alors Paul Antschel). Elle restera l’amie de Paul Celan, deviendra celle de Nelly Sachs. Elle doit sa gloire tardive à un éditeur allemand, Helmut Braun (éditions Fischer Taschenbuch Verlag).