1

LA POESIE

 

La poésie n'est pas un répit entre deux jours brisés ni une simple pause entre deux romans, c'est ce même jour brisé en plus de deux romans, une rose épineuse riche de parfums originaires du jardin perdu où nous étions heureux et unis à Dieu, non seulement fleur aux formes gracieuses ou son parfum, mais quelque chose d'autre aussi, de plus fort et de plus pesant que l'éphémère beauté d'une roseraie.

La poésie n'est pas l'oubli assoupi parmi les feuilles que le vent soulève dans les champs à l'automne, elle n'est pas une berceuse pour enfant à la foi suave et creuse ni même une consolation pour l'adulte, elle est le vent du souvenir des choses originelles, le pain quotidien pour l'enfant et l'adulte que Mnémosyne dépose sur une table modeste ; c'est l'essentiel écoulement de l'être et de ses mots qui nous prolonge à travers la mémoire.

La poésie n'est pas le simple ornement d'un vase grec ni une figure étrusque sur la cime d'un temple, ce n'est pas non plus l'étrusque qu'il nous faudrait encore déchiffrer, car les téléphonistes, les voleurs et les espions, eux s'occupent des chiffres ; ce n'est pas la rupture ni la cassure du langage car le langage est brisé depuis longtemps déjà, ce sont les os cassés de celui qui est tombé et la recherche des causes à sa chute.
La poésie est notre marche sur les eaux.

Ce n'est pas une sorte de musique, d'image, de mètre, de rime ni de vers inconnus, c'est une contrée fantomatique et tranquille d'où afflue la sonate automnale, c'est une porte - celle-là même qui mène vers une liberté différente de la tienne ; c'est le droit d'affirmer l'existence de tout et par là même renoncer à ce tout.
La poésie, c'est la fonte du monticule de glace.

Toute rime est bienvenue lorsqu'elle s'égoutte sur mon cœur vide, et tout poème différent du mien ; mais il faudrait à mes yeux que tous ces éléments s'agencent d'eux-mêmes comme organes d'un corps nouveau-né, pour que le chant puisse réellement exister.
Car il y a des rimes et des chants dénués de poésie ; il y a aussi de la poésie qui ne trouve jamais son poète.
Mais il n'y a ni machine à rimer ni à poétiser en dépit des labeurs du compositeur et du plan de l'architecte.

Les mots ne sont pas des notes, des dessins, des briques, ils ne dansent pas au son de la musique ni n'entrent avec joie dans les plans, on ne peut les transformer en un mur, ils ne s'assemblent pas en nouveau palais du gouvernement, ils sont plutôt désobéissants et vont là où l'envie leur prend d'aller.
Dieu seul connaît le rythme qui les entraîne car ils n'ont pas été créés selon l'idée des hommes ou même selon leur plan mais préexistent à l'apparition de toute chose.
Répandus au gré des rythmes, des hommes et des astres, émergeant des nébuleuses premières, ils prédirent la réalité et créèrent l'histoire et le monde.

Au commencement était la Parole, le Logos, la voix du Seigneur et en elle le feu bleuâtre d'où naquit Adam.
L'homme créé par la voix reste voix seulement, l'homme qui vint du feu et que ce feu brûla plus encore jusqu'à le consumer.
Il en sera ainsi.
Mais créer un nouvel Adam
avant la débâcle sera le devoir du premier.
La poésie, c'est la voix de cette flamme même mouillée de larmes humaines, c'est la transition de l'humain vers l'humain bien au-delà des eaux du temps.