1

La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation

Ce texte est le compte rendu de soutenance de la  thèse de doctorat d’Evenson Lizaire (Université Paris 13, le 17-12-18) intitulée « La pratique du rap en Haïti : un lieu d’autoformation et de subjectivation ». Evenson Lizaire pose un diagnostic de la société haïtienne, élaboré à partir d'un processus d'étude du rap haïtien.  Il met en lumière une certaine dynamique de la société haïtienne contemporaine, qui laisse observer trois caractéristiques principales : l’expérience de l’abandon, la présence d’un imaginaire de partance et la production d’un soi souffrant. C’est important de comprendre ce qui se joue dans l’ordre biographique (atmosphère générale de vie) qui en résulte pour pouvoir mieux comprendre le sens et la portée de la pratique du rap haïtien.

Dans sa réflexion, il s’est d’abord questionné sur les conditions d’émergence, d’expansion et de pérennisation du rap dans le contexte haïtien. Pour répondre à la question principale autour de laquelle s’est construite sa thèse, il a  triangulé des enquêtes, c’est-à-dire le croisement des données composites (analyse de textes, de vidéoclips, de données biographiques et ethnographiques) en effectuant un retour informatif auprès des sujets avec lesquels il a réalisé des entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 2h12 minutes. Au total, il s’est entretenu avec 21 sujets âgés de 24-40 ans. Il a pu ainsi rendre compte des modalités de réception de cette musique par le peuple haïtien. 

Ces analyses ont permis de mettre en évidence la dimension identitaire du rap haïtien à travers l’examen rigoureux des messages véhiculés par les chansons qui reflètent la lutte pour une reconnaissance sociale menée par des rappeurs dans un contexte de libération de la parole après la chute du régime dictatorial des Duvalier en 1986.

Par ailleurs, il a cherché à saisir les mécanismes de construction des savoirs et du savoir-faire qui font du rappeur pratiquant un professionnel compétent conformément aux normes établies plus ou moins implicitement au sein d’une communauté de pratique (composée de rappeurs, amateurs de rap, DJs, beatmakers,(1) animateurs d’émission de rap, etc.) qui se met en place autour de cette pratique musicale.  Il a mis en exergue l’articulation de six moments (c’est-à-dire six espaces-temps investis d’activités spécifiques d’apprentissage) importants dans la construction de ce qu’il appelle le savoir-rapper : l’écoute active, l’imitation des rappeurs-modèles, l’improvisation, l’écriture, l’exploration (moment heuristique) et la performance.

Plus loin, il a déconstruit la notion de « rap conscient » pour montrer qu’un rappeur peut-être conscient alors même qu’il s’adonne à la pratique d’un rap plutôt festif, ego trip(2) ou ostentatoire. Il a par la suite établi une typologie de rappeur. Il identifie le rappeur hâbleur dont le souci principal est la recherche de la visibilité. Quant à lui, le rappeur opportuniste cherche à faire quelque chose de sa vie en prenant le rap comme le moyen d’y parvenir. Le rappeur contestataire  représente la figure du dissident ; c’est un dénonciateur qui proteste contre ce qui, dans l’ordre des choses, empêche la collectivité de mener une vie adéquate. C’est l’occasion pour lui de critiquer la notion de musique engagée. Pour l’auteur, le rap haïtien peine à se révéler comme une musique engagée puisqu’il n’a accompagné aucun mouvement social d’envergure en Haïti. C’est plutôt une musique de lamentation teintée d’un réalisme social, une musique qui se contente de décrire des problèmes et de dénoncer des modes de comportements qui entravent le bien-être des individus. Mais en tant que musique de lamentation, le rap (d’ailleurs il en est de même pour la musique « racine ») tient lieu d’un moyen ou d’une modalité d’expression de la souffrance des rappeurs contestataires. Le rap haïtien a donc une fonction plus cathartique que politique dans un contexte social et économique délétère.

Notes

 

1. Beatmaker : compositeur de morceaux instrumentaux pour le hip-hop ou le RnB contemporain.

2. Ego trip : expression anglo-saxonne qui correspond à un acte ou une démarche qui améliore ou satisfait l'égo