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L’attente de la tour de Réginald Gaillard

C’est un beau, noble et recueilli recueil que celui de Reginald Gaillard, publié chez Ad Solem. Il parle de la mort d’une jeune cavalière, et du deuil. Il est romantique sans l’être ; il l’est bien au-delà des clichés et des gesticulations. Il est dans l’intensité et la retenue de la poésie, à la fois hurlement et ciselure. Il est de ces voix poétiques qui font taire à elles-seules le bruit autour. On entre dans ce livre comme sous la nef d’une église, et, sans rien de forcé, on choisit son moment pour lire ça, on fait le vide : c’est fragile et puissant.

Le livre se rattache à un thème poétique bien connu, celui de la jeune fille et la mort, que la musique et l’iconographie romantiques (et avant cela baroques et médiévales) ont rendu célèbre, et dont l’une des variantes (père-enfant) les plus connues est la Ballade du Roi des Aulnes. Les deux motifs semblent parfois combinés :

 

                Il a emporté le souffle faible d’une jeune fille à cheval
                Dans un dernier éclat de rire, effeuillé,

(poème IV)

 

Nous sommes donc, en même temps que dans une poésie personnelle et en présence d’un deuil réel, avec Dürer, Goethe, Schubert, Füssli, Tournier et d’autres. Un imaginaire collectif puissant nous parle, quelque chose de recueilli (à cause du deuil) et aussi d’inquiétant : la terreur et sa réaction, la révolte contre l’Injustice, ne sont pas loin. Est là aussi le trouble étrange et éperdu du désir-deuil, où paternité et proximité charnelle se superposent, et s’expriment, l’une et l’autre libérées de tout soupçon incestueux par l’impossibilité tragique de la mort. Notre amour de l’autre, à qui nous avions donné la vie, voudrait redonner vie, au prix éventuel de notre propre mort. Cela, chacun l’entend ; cela rappelle l’amour même. Et l’Amour, même, puisque le poète est chrétien. Ainsi dit l’énigmatique poème X :

 

                Là, maintenant, la main glissée dans l’épaisseur
               et l’évidence du jour qui apparaît.
               Rien ne fut moins promis que cet instant fragile
               où j’ai posé ma joue froide sur
                ton ventre blanc qui de peur tremblait.

 

Comme la poésie est sens et forme, la musicalité, subtile et moderne, d’un vrai poète des sons et pas seulement des images, d’un chanteur du chant sacré, d’un connaisseur de l’harmonie et de l’envoûtement magique, est également à saluer ici. C’est la musicalité verlainienne et du-bellayenne, qui connaît certes l’alexandrin et la rime, mais aussi l’assonance, et le retour exact, presque-exact, inexact, le retour recomposé de syllabes, de sons, de cellules sonores. Cela nous oblige à l’attention, au recueillement, à l’écoute des profondeurs intimes du langage et de ses fragiles harmonies. C’est la leçon de vie de celui qui pleure, qui « prie », qui écoute, et non qui vocifère ou qui scande seulement des rythmes majeurs. C’est l’un des deux grands caractères de la poésie française.

Ainsi, par exemple, dans le poème IX :

 

                D’un saule les branches mortes trempent dans le marais
                D’où montent, bleus, les feux affolés de l’oubli.
                La Dame blanche passe et me sourit, elle s’efface et revient.

 

D’un-d’où-Dame ; saule-s’efface ; feux affolés-s’efface ; branches-blanche ; l’oubli-sourit ; marais-revient.

La rime cachée, si chère à Aragon, entre « oubli » et « sourit », dégage par ailleurs une fin de vers de sept syllabes, qui font écho aux sept syllabes initiales (« d’un saule les branches mortes ») et consacrent le rythme impair, qui encadre les rythmes pairs du deuxième hémistiche (6 syllabes) et du cinquième (10 syllabes).

On appréciera, même sans les analyser, mainte subtilité construite de ce type. Il y a aussi la subtilité plus « narrative » des compositions et des retours d’expression, qui, par exemple, disent l’ironie réciproque du deuil sur la-vie-qui-continue et de la vie-qui-continue sur le deuil :

 

La ville est grande elle aussi, bien assez d’ailleurs

[…]

Le cimetière est grand, lui aussi, mais pas assez (poème XIII).

 

De cet art de la composition relève également l’alternance des poèmes à « prions » et des poèmes sans, ceux-là disant la révolte de Job, le doute de Kierkegaard, la perte vraie, sans fond, vécue, de la foi, sans laquelle nulle vraie charité ni victoire sur la mort.

   Car le sujet de ce recueil, comme celui de toute poésie peut-être, est le passage par « le silence de la langue » (poème XIII), l’exténuation du langage-maître-du-sens en « vanité » et sa renaissance, à travers, ici, l’expérience de l’altérité et de la solitude face à la communauté (un affrontement marqué par le « priez » de l’avant-dernier poème, qui précède la réintégration et le retour au « prions » ultime).

Ce parcours initiatique du deuil au sens, où le sens des choses perdues et des êtres s’abolit

 

                Pour leur repos dans le silence de la langue

 

puis renait de la musique du poème, relève-t-il d’une dialectique chrétienne, orphique, platonicienne, universelle ? Chacun y pourra sentir sa vérité. À moins de refuser l’expérience même de l’abattement, il est peu probable en tout cas qu’on ne soit pas touché par ces poèmes.

Pour moi, à propos de cet « abattement », en interrogeant le lien improbable entre la jeune fille et la mort et le motif de la Tour, qui marque le titre et les sections encadrantes du recueil (« Autour de la Tour Perdue » I, II, puis III), je suis conduit vers Gérard de Nerval (dont le nom n’est pas sans faire écho à celui de Réginald Gaillard !), le traducteur des Faust de Goethe (où les motifs « romantiques » de la mort, de la jeune fille et du cheval (via Delacroix) sont si présents) et aussi l’auteur du « Desdichado », du « Prince d’Aquitaine à la Tour abolie » ! Cette intertextualité est-elle le fruit d’une connexion trop personnelle de lecteur, ou a-t-elle une plus solide objectivité ? Chacun sera juge.

Et l’auteur, peut-être en parlera quelque jour …