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Laurent ALBARRACIN : “Le Grand Chosier”.

 

 

            Le Grand Chosier évoque irrésistiblement, par le titre même, Le Parti pris des choses de Francis Ponge (1942). Si un herbier est un recueil de plantes, séchées et soigneusement conservées après identification, le chosier (beau néologisme) serait un recueil de choses identifiées par le poème. D'ailleurs, Laurent Albarracin ouvre son recueil par un étrange (mais pas tant que cela) poème intitulé Grappin d'abordage dans lequel il expose sa méthode : "Prenons-le comme grille pour le lire" (le grappin d'abordage) tout en s'interrogeant sur le dit grappin qui est "un grappin d'incongru, avant que d'être d'abordage". Et Laurent Albarracin de tourner autour de l'objet linguistique grappin pour mieux le cerner…

            Albarracin essaie de saisir les choses, de capter leur irréductibilité à ce qui n'est pas elles. Par les moyens du poème car il laisse le sens conceptuel de cette tentative à la philosophie ou à la métaphysique : il ne faut pas dès lors s'étonner de l'approche verbale de ces choses : quasi-homonymie ("La dragée contient son trajet. Elle est le drain de la trachée" ou "L'oignon est un moignon…"), la description précise qui n'évite pas les aperçus linguistiques ("La fraise est courte et déclarative. Elle est rebondie, emplie du verbe rouge qui la fait fraise"). Ce qui lui fait côtoyer la tautologie qui est avec la métaphore l'un de ses outils stylistiques de prédilection pour mieux connaître ces objets. La tautologie revient souvent dans les textes d'Albaraccin, comme cet exemple : "Le monde, quelque chose le traverse et c'est ceci : le monde".

            Il n'est pas interdit de comparer deux poèmes, ayant la même visée, d'Albarracin et de Ponge. Si les deux ont consacré un poème en prose au pain, les différences de démarche éclatent à la lecture. Si Ponge emprunte son langage à la géographie et à la zoologie ou à la botanique, le métaphorique n'est pas évacué pour autant car la croûte de pain est montagnes, vallées, crevasses et la mie est éponge, feuilles, fleurs… Alors qu'Albarracin joue avec les expressions toutes faites (comme le pain quotidien) ou les ressemblance scripturales  ("le pain est l'envers de la main"). Mais ce n'est qu'une première approche car il faudrait lire attentivement en parallèle Le Parti pris des choses et Le Grand Chosier.

            Laurent Albarracin ne méprise pas le sonnet : la dixième section regroupe 40 Sonnets dédiés aux choses. Certes si ces sonnets respectent bien la composition en deux quatrains et deux tercets, il n'y a cependant ni rimes ni régularité du vers qui est très souvent un alexandrin, mais pas toujours, sans que le lecteur sache si c'est volontaire ou non. Il est vrai que la diérèse est indiquée par un point dans les mots comme vi.eux ou li.on pour atteindre les douze syllabes. Mais alors pourquoi l'absence de point dans ce vers "L'être est amplification de sa venue" (qui ne compte qu'onze syllabes !) ? Cependant la répétition de certains termes, ajoutée à l'assonance fréquente à l'intérieur du vers ou du sonnet et à la mécanique de l'alexandrin finit par créer un rythme autant étrange que prenant. Malgré les libertés qu'il prend à l'égard du sonnet, Laurent Albarracin fait penser à la machine à penser dont parlait Aragon dans sa Préface aux Trente et un sonnets de Guillevic. Je sais, comme l'écrivait Aragon, que "Boileau  […] affirmait qu'en son temps le sonnet sans défaut était encore à trouver". Je sais aussi que "Le sonnet est ce qu'on en fait" (toujours Aragon !). Alors  machine à penser les mots et la langue… Les propositions de Laurent Albarracin, qui sont comme des ronds dans l'eau, sont intéressantes et à discuter pour aller plus loin…

            Si, parfois, la poésie de Laurent Albarracin est empreinte de mystère ou d'obscurité, comme dans IL Y A (mais peut-il en être autrement face au réel ?), il faut souligner l'humour qui est omniprésent dans cet ouvrage. Ainsi : "Le monde, cette baderne moderne" (où l'on constate que l'humour naît du son, des allitérations sans jamais oublier le sens), ainsi encore avec "la queue de l'écureuil [qui] n'est pas sa queue / mais son oreille" (on n'est pas loin du non-sens d'Alice au pays des merveilles),  ou ce "moustique / qui se pique d'être un moustique" (dans IL Y A, justement) ou, pour en finir avec cette énumération car il faudrait tant citer, cette taupe qui "Dévaste la terre et le cul des amoureux" !!!  Laurent Albarracin ne rechigne pas à employer des vocables rares comme scutellaire (une plante), comme amuïssement (l'atténuation ou la disparition complète d'un phonème dans un mot), pandiculer (s'étirer…) ou ensuqué (assommé sous l'effet du soleil…) : on ne s'ennuie pas avec ces poèmes ! Le Grand Chosier est la preuve qu'on peut dépasser les formes, les remettre en question. Si le vers est libre, le poème se réduit parfois à un simple empilement de mots (et c'est là que je suis le plus réticent, que j'apprécie le moins cette écriture), Albarracin montre qu'il fait ce qu'il veut du sonnet, que la poésie spatialiste ne lui est pas étrangère comme dans ce "poème" qui, par sa mise en page, dit bien la balle de ping-pong qui rebondit sur la table de jeu). Car la poésie est un jeu et un monde.

            Laurent Albarracin termine son recueil par un essai, "Postface aux choses", où il essaie de répondre à cette question : "Comment faire monde quand on n'est que chose ?". Je ne sais pas s'il répond parfaitement à cette question ; il y a même des moments où je pense qu'il se fourvoie, ainsi quant il  écrit que  : "[la chose] ne cesse plus de s'inquiéter poétiquement, de se mettre à l'épreuve, elle ne connaît plus que la liesse de se remettre en lice". C'est le poète qui s'inquiète, non la chose ni la notion que l'homme a forgée (car Le Grand Chosier ne s'intéresse pas qu'aux choses mais aussi aux éléments de la nature ou à des notions humaines). D'ailleurs Laurent Albarracin avoue un peu plus loin que les choses relèvent le défi selon ce qu'elles sont et selon le nom qui est le leur : c'est dire que c'est bien affaire d'homme qui parle, qui nomme ou désigne, c'est-à-dire de poète. C'est toute la différence entre le matérialisme des mots et le matérialisme tout court, c'est que l'homme est une "chose" parmi d'autres, une chose plus complexe que celles qui l'entourent. Mais Laurent Albarracin est poète : ce qui l'intéresse, c'est l'écart entre la chose et le nom qui la désigne. D'où ces poèmes étranges : "Le lait est bourré de lait" écrit-il ; mais en est-il de même en anglais ou en russe ? Le poème est un jeu, captivant certes. C'est peut-être ce que dit, à sa façon légère et narquoise, l'Abbé de l'Attaignant , dans son célèbre poème  "Le mot et la chose"… Mais je m'égare sans doute en voulant philosopher alors que je retombe dans la poésie !  Demeure le mystère des choses : "C'est parce qu'une chose est sise en elle-même qu'elle se sied et que ce qu'elle est lui convient si parfaitement". Tout est dit dans cette formule tautologique. Mais Laurent Albarracin ajoute aussitôt : "Une chose est seyante parce qu'elle est soyeuse à soi", sacrifiant par là à la musique des mots et au jeu car "l'ontologie est une gymnastique"

            Le Parti pris des choses fut un livre fondateur en son temps, pour une certaine poésie (et une certaine littérature) ; Le Grand Chosier est une pièce à verser au dossier toujours ouvert de la forme poésie. À suivre donc...