1

Le Bel amour (25), L’ivresse et la poésie

 

 

L’IVRESSE ET LA POESIE.

On se souvient peut-être de cette Anthologie de la poésie chinoise qui avait été éditée voici presque un demi-siècle par Seghers. Que de découvertes alors ! Et comme nous avions senti qu’une réévaluation générale de notre tradition poétique s’imposait !

En particulier sur le vin, et sur l’ivresse qui l’accompagne, dont nous étions si certains que d’autres avaient le même mépris que nous… Cette ivresse qui introduisait à la folie des actes, sans nous interroger, précisément, sur le sens réel de ce terme de folie.

Ainsi, étions-nous convaincus que l’Islam jetait l’opprobre sur la consommation de vin, sans nous demander comment il se faisait  qu’un mystique comme ‘Ibn Al Fâridh eût écrit comme tant d’autres un Eloge du Vin (al Khamriya), ou en se condamnant à ne point entendre, en Perse, les leçons fondamentales d’un Omar Khayyam ! Et pourtant ! N’est-ce point Silvestre de Sacy qui, déjà, dans sa Chrestomathie arabe, avait traduit, en l’annotant, le poème : « Pourquoi ne m’est-il pas permis d’étancher sur tes lèvres la soif qui me dévore ? » Et n’était-ce pas un soufi de bonne obédience comme l’était Nâbolosi, se référant d’abord à ‘Ibn Arabî, qui avait livré un précieux commentaire d’Al Fârhid - un commentaire où l’on comprenait enfin que la « folie » évoquée avait à voir avec la « possession » par la transcendance absolue et avec ceux que nous avons appelés les « fous de Dieu ». Ainsi nous dit-il que « ce Vin, c’est l’Amour divin éternel qui apparaît dans les manifestations de la création », et, nous introduisant sans le savoir à la « sagesse » chinoise - ou plutôt à sa « déraison » à nos yeux d’Occidentaux : « (Les gens de la tribu) sont IVRES grâce à l’irradiation et à ce qu’ils découvrent devant eux ; ils perdent la connaissance des choses changeantes et possèdent exactement les sens profonds des secrets. »

Puisque nous nous gargarisons du taoïsme sans toujours bien apercevoir ses origines chamaniques, sans nous rendre compte que sa rencontre (sous la forme du ch’an) avec le Bouddhisme a conduit à ce que nous dénommons le zen japonais, et en le « tordant » si souvent selon ce que nous imaginons, ou selon ce que nous prescrit notre culture !

 

Aussi, on comprendra avec quel ravissement j’ai vu paraître en édition de poche, autrement dit : accessible à tout le monde, le livre de Cheng Wing Fun et de Hervé Collet sur Li Po, ce poète chinois et profondément taoïste qui vécut au VIII° siècle sous la dynastie des Tang - livre aussi intitulé : « L’immortel banni sur terre / Buvant seul sous la lune. »

Sommes-nous si loin de ce Dalaï-lama du XVII° siècle qui menait sa vie parmi les prostituées, et dont les éditions du Seuil ont fait paraître les poèmes voici quelques années ?

Sans doute pas, et dans ce mélange de biographie et de poésies que les auteurs ont si subtilement intriquées les unes aux autres, on saisit  ce que signifie réellement le sous-titre qu’ils ont donné à leur œuvre : oui, Li Po fut un éternel errant ; oui, les phénomènes de ce monde vont et viennent ; oui, l’ivresse qu’il chante et dont il se réclame est à la fois très réelle et métaphorique ; oui, il se complaît à la vue des « courtisanes », qui ne sont pas exactement ce que l’on croit trop facilement.

A témoin, ces quelques vers :

« quand autrefois le prince Ch’en festoyait au Palais de la
    félicité,
Un vin à dix mille écus faisant monter la joie à son comble
Notre hôte nous dit qu’il manque d’argent ?
Qu’on apporte du vin, ensemble buvons
Mon cheval moucheté, ma fourrure à mille pièces d’or,
J’appelle un garçon, qu’il aille les échanger contre du bon
   vin
noyons ensemble la tristesse de dix mille générations »

 

Ou encore :

« inutile donc de distinguer entre les dix mille choses
ivre je perds notion du ciel et de la terre
appuyé sur l’oreiller solitaire, ma conscience s’amenuise
je ne sais plus où est mon corps
ma joie est alors à son apogée » -

 

« je suis tel le seigneur Hsieh An, en compagnie de ses courtisanes
   De la Montagne de l’est,
Assises devant un paravent doré, souriantes et belles comme des
   fleurs
mais aujourd’hui n’est plus hier
et demain est encore à venir (…)
autrefois elle (la lune) éclairait la coupe de vin du prince Liang
le prince Liang disparu, la lune est toujours là (…)
vivement contrarié par les événements récents,
à m’enivrer je n’hésite pas, allongé à l’est du verger de pêchers »

 

Et enfin (il est quasiment à la fin de sa vie) :

« le neuvième jour je bois sur le Mont du dragon
les fleurs jaunes se moquent de l’exilé
ivre je regarde le vent emporter mon bonnet
avec la lune je m’attarde à danser »

 

 Que de choses, en effet, avons-nous à entendre ! Tout en se rappelant que, « là-bas », la poésie est intimement liée à la calligraphie, et que, si nous sommes, en effet, en exil sur cette terre, nous n’avons qu’un espoir : nous fondre dans la voie droite d’où sont issues toutes choses.

Et quoi de mieux qu’un poème pour savoir l’exprimer ?