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LE CAPITAL DES MOTS a dix ans : entretien avec Eric Dubois

Les dix ans de Le Capital des Mots1, la revue de poésie en ligne d’Eric Dubois, sont l’occasion pour Recours au poème de se pencher sur l’existence des sites de publication de poésie en ligne. Force a été de constater que ceux-ci, nombreux, et, pour la plupart, régulièrement fréquentés, attirent un public de plus en plus vaste. Faut-il y voir la naissance d’une nouvelle modalité de lecture du texte poétique, une conséquence de la mutation éditoriale qui amène le livre numérique à faire désormais partie du quotidien des lecteurs, un regain d’intérêt pour le genre ? Conscients de la complexité de ces questionnements, nous nous sommes proposés de les soumettre à quelques créateurs de revues de poésie en ligne. Nous commencerons, bien entendu, par Eric Dubois, anniversaire oblige…

 Aujourd’hui Magazine et Revue Culturelle, Le Capital des Mots accueille de très nombreux auteurs, de tous horizons. Il a ouvert ses pages à l’international, en devenant partenaire de Levure Littéraire, Webmagazine multidisciplinaire et plurilingue. En 2015, avec Christophe Bregaint et Marie Volta, Eric Dubois créée une association, Le Capital des Mots, dont l’objectif est de « promouvoir la poésie et les écritures dites « contemporaines » dans les médias, les bibliothèques et les librairies ». Sa motivation de départ, ainsi qu’il l’explique, a été de démocratiser la poésie. Aujourd’hui, la revue totalise plus de 136 0000 visiteurs et plus de 302 000 pages lues. Depuis plus d’un an l’association éponyme, dont l’objectif est de promouvoir l’art contemporain, a déjà deux spectacles à son actif, à la Galerie de l’Entrepôt, à Paris. Malgré la croissance du Capital des Mots Eric Dubois nous confie que l’objectif à atteindre s’il devait affirmer avoir accompli son projet serait « Un poème quotidien dans les quelques journaux qui paraissent tous les jours. Une émission sur la poésie à la télévision, sur une chaîne publique. Et aux rentrées littéraires d’hiver et d’automne, quelques livres de poésie placés en tête de gondole avec les romans. »

Hisser la poésie au rang des genres les plus fréquentés est donc une ambition qui n’a cessé d’agir Eric Dubois. Il est vrai que celle-ci est délaissée depuis plus d’un siècle, Face à ce constat, Eric Dubois nous rappelle les propos de Vincent Monadé, Président du CNL, qui, dans son discours des Vœux, début Janvier, a insisté sur la nécessité de «  réfléchir à la diffusion de la poésie et d’innover, de faire des propositions pour que cet art majeur retrouve la place qui devrait être la sienne. ». Et interrogeant l’auteur quant à la particularité du texte poétique, ainsi que sur sa différence avec les autres genres, notamment le roman, qui semble répondre à une nécessité d’ordre sociologique, il nous rappelle que «  la poésie est porteuse d’une parole singulière et universelle à la fois, elle résonne au-delà du simple fait. Je ne veux pas que la poésie supplante le roman mais qu’elle soit son égale. Tout comme le théâtre, l’essai, la philosophie... » .

Il est vrai que face à l’essor que prennent les revues de poésie en ligne, force est de constater que ce genre attire aujourd‘hui un lectorat de plus en plus important. Celui-ci a toutefois considérablement changé ses habitudes. Tentant d’analyser les raisons de ce nouvel engouement, ainsi que les caractéristiques inédites des modes de fréquentation du texte poétique sur l’internet, nous interrogeons Eric Dubois, qui nous confie qu ‘« Il y a les clics furtifs, au hasard du surf sur la toile, il y a les lectures rapides et les lectures prolongées et attentives. Il faudrait faire une étude auprès des internautes lambda et auprès des internautes amateurs de poésie, souvent poètes eux-mêmes. Attendons dans cinq, dix ans ou plus ! De toute façon, l’édition de poésie (sauf celle de poche) est toujours un peu marginale. S’il y a un regain d’intérêt pour la poésie, alors on en est qu’au début... ». Puis il nous rappelle que « les Japonais lisent sur leur smartphone et autre tablette, sous la forme de livres numériques, des recueils de haïku, dans le métro et en raffolent. L’ebook est peut-être l’avenir de la poésie, à condition qu’il respecte la forme des poèmes, leur disposition typographique, syntaxique et leur mise en page ».

Face à cette mutation des modalités d’appréhension du texte poétique, peut-être faudrait-il s’interroger sur sa nature. Son caractère, fragmentaire, le rend très diffèrent du texte en prose. Le texte romanesque est un texte long qui représente une globalité de sens et dont la lecture intégrale est impossible sur l’internet. Si l’on veut lire la totalité de la fiction qu’il propose on doit acheter le livre. Pour la poésie, force est de constater que la lecture d’extraits peut satisfaire un certain lectorat. Eric Dubois attire alors notre attention sur l’importance croissante des publications proposées en édition électronique, et nous conseille la lecture « éclairante » du livre de François Bon «  Après le livre » publié en 2011 au Seuil. Il souligne les fonctionnalités multiples proposées par l’ebook, « On peut faire beaucoup de choses avec un ebook, grossir ou diminuer la taille des caractères, chercher des occurrences, avoir la possibilité de trouver tout de suite des définitions, placer des signets etc ».

Cette mutation du support de publication pose toutefois nombre de questions. Celle qui semble au premier abord mériter réflexion concerne la réception de l’œuvre. Pour les livres publiés en édition papier, les éléments du paratexte que sont la couverture, le quatrième de couverture, les illustrations, le dispositif tutélaire, l’enchaînement des textes et des chapitres appréhendables dès l’avant lecture, permettent la mise en place d’un horizon d’attente chez le lecteur…L’appréhension de l’ebook est très différente, et il nous a semblé qu’à cet égard les revues de poésie en ligne pouvaient participer à la mise en place de cet horizon d’attente autrefois théorisé notamment par Hans Robert Jauss et Umberto Eco. Interrogeant Eric Dubois sur cette possible coopération et sur ses modalités, celui-ci nous confie qu’« Il y a déjà des fichiers Pdf dans le Capital des Mots », et qu’à l’avenir « il pourrait y avoir des epubs. Il faudrait que les auteurs veuillent partager certaines de leurs œuvres en intégralité ou bien que les éditeurs m’envoient des extraits de leurs livres en epub ». Et celui-ci d’ajouter que déjà les revues en ligne « donnent aussi parfois à lire des extraits de livres numériques ou livres, ou des textes en intégralité », qu’elles proposent « autre chose comme d’ailleurs les revues papier avec toutefois des différences car elles proposent des archives, des liens hypertexte etc. que les revues traditionnelles ne peuvent offrir ».

Ainsi les revues de poésie en ligne semblent ouvrir à de nouvelles possibilités d’accompagnement de l’œuvre, qu’il s’agisse de créer des liens hypertextuels ou d’accompagner la prise en charge du livre électronique par le lecteur. Et lorsque l’on demande à Eric Dubois s’il voit dans cette mutation éditoriale une opportunité pour la poésie d’être à nouveau parmi les genres les plus fréquentés, il répond « Oui et la poésie va redevenir à la mode ! Enfin avec beaucoup d’espérance ! Croisons les doigts ! ».

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notes

1 - http://www.le-capital-des-mots.fr/