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Le centenaire de la NRF

La NRF a eu cent ans. Ce n’est plus seulement une revue, c’est une institution, d’autant qu’elle s’identifie dans l’imaginaire collectif et la réalité éditoriale avec l’aventure des éditions Gallimard. Nous ne sommes pas ici de ceux, un peu mesquins tout de même, qui passent leur temps à casser du sucre sur les éditions Gallimard et la NRF, bien au contraire. Il y a en cela, ces ressentiments fréquents, une petitesse qui ne nous émeut guère. Non, ici, nous tirons notre chapeau et nous saluons la vieille Dame bien vivante quand elle passe devant nous. Ce n’est pas être béats ou naïfs, nous savons bien que ni la NRF ni Gallimard ne publient que des chef d’œuvres. Non, il s’agit juste de reconnaître l’extraordinaire travail mené là dans tous les domaines de la littérature, de la pensée ou de la poésie. L’aventure de la NRF, dès 1908, puis de la NRF et de Gallimard, à partir de 1911, a tout simplement produit le fond le plus important de tout l’espace littéraire et éditorial français, avec un impact évident sur le monde entier. Chapeau bas, donc, et, n’en déplaise, chapeau bas sans restriction aucune.

Au cœur de la NRF, il y a des hommes. Et de notre point de vue, celui de Recours au Poème, un homme admirable : Jean Paulhan. Gide, bien sûr, Rivière, oui, mais… avez-vous déjà regardé le visage de Paulhan ? Si tel n’est pas le cas, vous devriez. On y lit les contours d’une âme, et ce n’est humainement pas si fréquent. Ce bateau qu’est la NRF a vécu tant et tant de voyages qu’il est bien difficile de les résumer, ici, tout comme du reste dans ce volume proposant au lecteur les actes de trois colloques centrés sur ce thème du centenaire. Rien n’est donc exhaustif en ces pages, et de toutes les manières il y aurait prétention à penser pouvoir présenter de l’exhaustivité en cette matière. La prétention n’est pas rare au sein du monde littéraire. Touche-t-elle la NRF en son histoire ? Je ne le crois pas. Il y aurait même un texte intéressant à écrire à propos de « l’humilité de la NRF ». Sans doute, l’idée étant lancée, quelqu’un s’attellera un jour prochain à un tel travail.

Trois colloques, donc. Et ainsi un volume divisé en trois parties d’égal intérêt : Positions de la NRF, où huit contributions reviennent sur ce que fut la NRF à ses débuts et dans ses rapports à l’esprit normalien, le roman, l’avant-garde, la poésie… On lira avec plaisir, dans cette première partie, le texte enlevé, le texte de poète, de Jacques Réda, lequel fut aussi directeur de la NRF au crépuscule du siècle passé ; viennent ensuite 11 contributions consacrée à La NRF, naissance d’un mythe, où l’on parle du style, de la place de la première NRF dans le paysage des revues de son époque, de Rivière et de Paulhan, de la notion de «  communauté NRF » ou encore des relations de la revue avec l’étranger, à travers les exemples de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Argentine ; la dernière partie est la plus conséquente, en taille, et aussi celle qui concerne les préoccupations les plus récentes au sujet de la revue, à l’exception de la période Drieu la Rochelle, laquelle ne fut d’ailleurs pas que cela, « la NRF de Drieu » comme l’on dit bêtement, la silhouette de Paulhan n’était pas loin, comme si une sorte de NRF invisible, clandestine, passait par là. Et d’ailleurs – cela ne plaira pas mais qu’y puis-je ? Tout en me fichant heureusement de plaire ou non – Drieu ne fut pas que le « Drieu de la NRF » comme l’on dit tout aussi bêtement, pas plus qu’il ne fut que ce « fasciste » dont on parle à tort et à travers sans assez le lire, ni surtout le lire dans les différents contextes de la vie de cet homme / poète torturé. Il n’y a pas eu tant que cela d’âmes bouleversées de la stature d’un Drieu, et elles sont somme toute assez rares aujourd’hui. On n’excusera évidemment pas les accointances de Drieu avec le fascisme en rappelant les contradictions de l’homme/poète, sinon sans doute dans l’esprit de quelques attardés mentaux « littéraires » qui écument encore parfois (mais de moins en moins, c’est heureux) les travées tardives des plateaux télévisés, au nom de la lutte sans cesse recommencée contre la bête sans arrêt de retour. On rigole bien tout de même en observant le défilé des âmes mortes qui pensent vivre au cœur des années 30 du siècle passé. Messieurs, n’oubliez pas d’y prendre un peu de plaisir.

Cette dernière partie, L’esprit NRF : définition, crises et ruptures (1909-2009), comporte une vingtaine de contributions, évoquant entre autre Pontigny, Proust, la « querelle Rivière », le surréalisme, la relation de la NRF aux écrivains catholiques (quelle bêtise que cela – l’expression, pas la contribution –, que signifie «  écrivain catholique » ou « écrivain chrétien », rien évidemment), l’entre-deux-guerres, Jouhandeau, Arland, la critique, le Collège de sociologie, la relation Gaston Gallimard / Jean Paulhan, Bousquet, Céline… Quelle richesse que l’ensemble de ce volume, une véritable histoire de la NRF qui touchera tous ceux qui sont capables de vivre passionnément dans le giron d’une extraordinaire aventure humaine autant que littéraire ou poétique ! Nous ne pensons pas ici que littérature et poésie appartiennent au même champ, c’est pourquoi nous distinguons les termes. Paulhan et Breton ne nous en voudront pas.

On ne rendra donc pas compte d’un tel ensemble en détail. Quelques lignes simplement sur les préoccupations principales qui nous animent, ici, en ces pages : la poésie, et donc le rapport de la NRF à la poésie ; les liens entre la NRF et le Collège de sociologie de Caillois et Bataille, et ainsi de la question du sacré, question de notre point de vue absolument inséparable de celle de la poésie, tout autant que de celle d’une poétique de l’être humain. C’est pourquoi Recours au Poème a été fondé. Sinon… À quoi bon ? Les chapelles « littéraires » sont assez nombreuses sans qu’il soit besoin d’y mettre son grain de sel sans conviction profonde à défendre. Car, avec la poésie n’est-ce pas, c’est de l’entier de la vie de l’humain qu’il va, et d’un entier en lien extrême avec cet autre entier qu’est la vie en son ensemble. On l’aura compris, la poésie, ce n’est pas rien pour nous. Et ce n’est pas rien dans l’histoire de la NRF et dans celle de Gallimard, il suffit de jeter un œil au catalogue de l’éditeur pour s’en convaincre. Une opinion qui ne nous empêchera pas de considérer comme tout aussi important, par exemple, le catalogue de Rougerie. En tout cas, poésie, sacré, Collège de sociologie, Daumal, Caillois, Paulhan, Breton, Bataille, pour faire vite, c’est cette NRF que nous aimons, et cette NRF existe au long, tout le long de l’ensemble de l’histoire de la revue ; car la NRF est revue à visages multiples, contradictoires et complémentaires en même temps, visages vivant les uns avec les autres, se rencontrant, se nourrissant, et cette manière d’être de la revue ne permet pas d’échapper au visage de Paulhan. Cette NRF-là, ouverte, porteuse de tous les tourments de toutes les époques de son histoire, c’est avant tout celle de Paulhan. Et nous tenons, ici, que la place occupée en France par la NRF résulte essentiellement de cette capacité à être cette NRF là. On remerciera donc Michel Jarrety de nous offrir un texte nécessaire autour de « La NRF et la poésie », ainsi que Louis Yvert de donner à lire une exceptionnelle étude consacrée à « La NRF et le Collège de sociologie ». On ne mesure pas encore la réalité de l’influence de cette dernière opération en partie secrète, dans la vie de la pensée du siècle passé.