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Le féminin pluriel de l’Atelier de l’Agneau

Un panel de la poésie féminine d'une grande diversité et d'une richesse indiscutable, poétique donc littéraire, c'est ce que nous a offert l'Atelier de l'Agneau ces deux années passées. Risten Sokki, Clara Calvet, Edith Azam accompagnée par Liliane Giraudon, Claire Dumay et Carole Naggar étoffent le catalogue d'une maison au sein de laquelle l'éditrice Françoise Favretto porte imperturbablement ses auteurs et en l'occurrence ses autrices, malgré la situation, les difficultés, le peu d'avenir perceptible. Menant son troupeau comme une bergère aguerrie traverse une lande insensée, elle a produit ces recueils, beaux, et d'une épaisseur sémantique appréciable. 

Risten Sokki, Retordre retordre les fibres d'un tissu ancestral

Répétition de l'infinitif pour ce titre, Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, comme pour marquer le temps passé si vaste qu'il n'est plus exprimable, mais aussi l'énergie, l'obstination à faire ceci, cette action exprimée dans la pureté d'un verbe sans sujet ni temporalité, énoncée comme un jet de pure énergie, et comme une nécessité incontournable. Rhème absolu.

Risten Sokki est norvégienne. Risten Sokki est arrière petite fille d'un homme appartenant au peuple des Sâmes, un des peuples aborigènes qui ont été anéantis au nom de la "civilisation". C'est donc de mémoire qu'est cousu ce tissu, c'est de fil rouge sang, car les siens furent exterminés, tout comme les peuplades d'Australie ou d'Amérique du Nord, tout comme ceux qui ont eu le malheur de naître et de grandir, de vivre et d'aimer sur une terre convoitée par les frayeurs de papier monnaie, une terre qu'ils savaient sacrée, pour y avoir ressenti leurs racines plonger au fond de l'histoire des  humanités.

Risten Sokki, Retordre retordre les
fibres du tissu ancestral
, Atelier de
l'Agneau/Toubab Kalo, 2020, 100
pages, 17 €.

Alors Kristen Sokki parle la langue de ces hommes qui sont en elle encore présents. Ce recueil trilingue propose avec une version norvégienne des poèmes une version en Sami. Comme c'est précieux ! Car on le sait les sons d'une langue disent qui sont les hommes qui la parlent devant le silence. Et les poèmes courts ramènent toujours  des éléments anecdotiques ou  à l'évocation de cette vie d'autrefois, et en dégage le caractère sacré :

Les tendons du pieds de renne
sont plus forts
que les tendons du dos
raconte maman

Retords maman
vas-y retords
tous les tendons de pieds
que tu peux trouver

            ...

Sunnen Inga
Mamman

Merci
de m'avoir si tôt
appris à connaître
les fibres
de notre lignée

Les fortes
les faibles
les ensanglantées

Toujours tout ramène à Retordre retordre, comme un ressassement incontournable, parce que tout est incompréhensible, la haine et les meurtres, la ségrégation et le génocide. C'est cette parole, aussi, cette beauté, qu'on a tenté de faire taire, mais qui existe encore, perpétuée par Risten Sokki et tant d'autres dans le monde qui portent la mémoire d'un peuple...

Nous n'adorons plus
la lumière
Ne sacrifions pas

Notre prière-de-limière
nous l'avons cachée
dans les rayons du soleil

Clara Calvet, Le Pèlerinage du temps

Le Pèlerinage du temps, titre singulièrement supporté par une girafe, une photographie  de couverture d'Antoine Schaab. Elle a sur son dos une selle, et un ornement sur le front comme en portent les chevaux de parade, ou bien ceux des hommes qui connaissent le don de la beauté. Voici qui interroge. Et qui a songé déjà à chevaucher une girafe ? Singulier donc, le voyage serait le lien sémantique entre le "pèlerinage" et la monture...?

Le champ lexical de la religion, l’allusion aux textes fondateurs, et aux mythes convoqués également dès l’avant lecture pour qui parcourt les titres des chapitres, soutiennent les propos de la poète. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un discours prosélyte, ni d’une tonalité apologétique. D’ailleurs celle-ci ne commente en aucun cas ces références, elle dépose juste ces propos, qui sont des constats des échecs de l’humanité qu’elle regarde sans concession.

Le premier poème du recueil qui sonne comme une prière (structures anaphoriques et champs lexicaux de la religion) s’inscrit dans une temporalité séculaire et égraine des propos qui sonnent le glas d’une histoire de l’humanité où se recensent les errances communes et celles de la poète qui s’inscrit dans l’énonciation de la première personne du singulier.

 

Clara Calvet, Le Pèlerinage
du temps
, Atelier de l'agneau,
2020, 70 pages, 15€.

LITURGIE I

Ce nous tardif
A instruit
l’Oregon d’une vie,
d’un astre,
Hideur d’une
orchidée
devenue insulte,

En nous-mêmes,
en soi
en soulte
en délivrance.

Un « nous tardif » mais un nous, elle et eux, elle et nous, la poète et le lecteur, « ceux, (je, eux, nous) / Vulnérables », « L’Innomée », « L’Indigente ». Pronom inclusif d’une instance atemporelle, ce « je » kaléidoscopique à qui tantôt « l’opacité…sied »  ou bien qui se laisse envoûter par une « mélodie si mélodieuse »…

La querelle d’anges
a tout, sans effusion,
anéanti,

Et nos leurres
sont comptés

Nous vivons pourtant
Consciencieusement
Plongé
Le monde dans l’obscurité,

dans l’Oubli

 

La typographie et la césure offrent l'occasion de dévoiler des pluralités sémantiques. Ici la majuscule comme ailleurs dans le recueil permet des mises en exergue, dont celle-ci si importante car l'Oubli est l'opposé de la mémoire, et c'est de mémoire/Mémoire qu'il s'agit.

Un « je » qui promène sur le monde son regard, semble se souvenir de temps immémoriaux, ou d’instants précis d’une existence particulière recensés dans les éléments anecdotiques qui transparaissent ici ou là. Et si pourquoi pas de toutes ses vies de toutes ses mémoires elle/je/nous en elle, et elle en nous, se souvenait/nous souvenions de Babel écroulée parce que chaque particule de lumière comme de sable noirci au feu séculaire du crime et de l’exclusion est nous, est elle, et nous tous ?

La clausule nous invite à entrer dans ce kaléidoscope temporel, existentiel, à communier à travers la mémoire des émanations séculaires d’une histoire humaine dont Clara Calvet nous montre la substance éparpillée dans chacun d’entre nous à jamais, ou pour toujours. Le verbe, mot final du recueil, est à ce titre éloquent, car il est conjugué à la première personne du singulier… Parole d’ « L » au cœur d’un substantif au masculin, énonciatrice une et multiple parmi les parcelles mnésiques séculaires de l’Humanité. Et puis, chevaucher la girafe...

Eternité peregrine

De l’instant,

 

                              De l’excLu

 

Anges dévorés, déchus
parmi les carcasses

 

                            Déferle.

Edith Azam et Liliane Giraudon, Pour tenir debout on invente

Pour paysage un dictionnaire, tel est le titre de la dernière partie de ce recueil écrit à quatre mains. Pour tenir debout on invente, avec le langage pour matière première, à façonner, à tordre et distordre démesurément. 

Des aphorismes, des phrases échangées entre deux femmes "2 générations, 2 expériences d'écriture" nous dit la quatrième de couverture. De cette altérité est né un livre qui interroge les questions, énonce l'énonciation, et parle le langage.

parler est incompréhensible

vous pouvez le dire plus clairement

une confusion entre la fonction sexuelle et la fonction oratoire

le monde est ton défi le monde est ta scène

plutôt des formes de phrases et des formes de vie

 ...

l'avenir n'est pas indispensable

 

 

Edith Azam et Liliane Giraudon,
Pour tenir debout on invente,
Atelier de l'Agneau, 2019, 50
pages, 14 €.

Des bribes de vie transparaissent, des instants, des lignes de conduite à ne pas tenir, avec le langage, toujours, clé de voûte et leitmotiv. Cet échange si touchant est en réalité extrêmement dense, car il évoque la matière même de notre ultime liberté, qui est l'art, la création, pour tenir debout. 

Les titres des chapitres posent question, dès avant la lecture : « Le ciel est bleu »... Des lieux communs, des phrases autoréférentielles, dont le rôle est juste d'être des titres de chapitres, sans autre référent que ceci. C'est comme s'il fallait répondre à l'horizon d'attente de l'objet livre, comme s'il fallait faire comme si. Mais vite les échanges dévoilent une substance épaisse, car il est question de tenir debout et pas n'importe comment, il est question de cette création qui échappe à toute catégorisation, à toute tentative de récupération, à toute corruption, et cette tentative c'est la vie. 

 

Je n'ai pas envie de repartir dans ce pays d'y retrouver ma mère

la propagande a besoin d'un langage dégradé

...

Je n'ose pas développer davantage

c'est ça on va se taire on va s'enterrer ensemble au fond c'est bien ça écrire non ?

la fosse commune ?

c'est une démarcation qu'il faut détenir fermement

leur vocabulaire ils l'ont fait sur mesure celle de la mise à mort

 

Claire Dumay, Au bout de le jetée ou les arcanes du corps

Il y a quelqu'un, profondément, dans ce corps, dans les arcanes de ce corps. Il y a Claire Dumay dont la prose est le scalpel de ces mêmes arcanes de ce même corps, une prose vive et concise, imparable, irréfutable. Déjà la table des matières, où l'existence est décrite par le menu... Du chapitre I, l'Enfantement, au dernier, Partir, avec entre ces deux pôles incontournables eux aussi de ce qui évoque la vie, Enfances, Attachements, Le corps, Seule, et Vieillir. 

C'est aussi la parole d'une femme, la vie du corps d'une femme, avec dedans les arcanes féminines de cette même femme. L'incipit frappe fort, et place d'emblée les propos sur une ligne bien claire, pas revendicatrice, juste objective. C’est pour cela que l'incipit frappe fort :

Je me souviens aujourd'hui encore de l'injonction de virginité reçue de mes pères ; mon propre père, et le pasteur de l'église que je fréquentais alors. Je sais avec certitude que personne n'en avait rien dit de façon explicite, mais ce commandement, cet interdit, comme tant d'autres, se logeaient dans une partie de moi : zone intouchable, urne mentale, aussi étanches qu'un reliquaire. Ce lieu contenait et préservait, sans le moindre esprit critique de ma part, la cohorte des préceptes qui attestaient l'existence d'un absolu, garantissaient la promesse d'une édification ultérieure.

Claire Dumay, Au bout de la jetée
ou les arcanes du corps
, Atelier de
l'Agneau, 2019, 118 pages, 17€.

In médias res si j'ose dire nous voici face à une situation, celle du carcan premier dans lequel on enferme toute femme dès la naissance, le tout  ficelé par le champ lexical de la liturgie,  les entraves et le poids des idéologies et d'un inconscient collectif qui a pesé et qui continue d'ailleurs à peser sur les femmes. 

Ce sont les étapes de la vie du corps qui structurent le propos, et il s’agit du corps d’une femme. A travers l’évocation de ces  passages que sont l’adolescence, la maternité, l’amour, le vieillissement, l’énonciatrice constate avec objectivité ses ressentis, avec détachement et concision. Il n’y a pas d’épanchements lyriques, pas de larmoiement qui serait motivé par l’emploi d’un vocabulaire des sentiments ou du regret. Le souvenir est l’occasion de convoquer ce qui a motivé les croyances, dont la narratrice met en évidence qu’elles découlent d’imagos sociaux qui façonnent la personnalité d’une femme. Il est question de ce souci de pureté et de probité présents dans les archétypes implantés dans l’inconscient collectif, dans le premier chapitre, et de ces mêmes lignes archétypales qui sont à l’origine du concept d’instinct maternel auquel la narratrice fait un sort dans le chapitre « L’enfance ressuscitée » :

Cette culpabilité durable qui ne cesse de me hanter à l’idée d’avoir été une mauvaise mère.

Le corps, oui, la maternité, le rapport aux autres, la solitude « congénitale » le suppositoire, aussi, « Ce souvenir d’enfance, devenu lointain. Camille l’a ravivé… », et cette différence, cette interrogation quant au fait de vivre une « solitude congénitale » que l’on voit émerger du discours, dans ces souvenirs inscrits sous la peau, et évoqués dans une prose si dense et émouvante !

Les amours adolescentes, je les entends, chuchotant une alliance secrète avec la terre, le sable, les talus herbeux.
Je n’ai que cette envie-là, les rendre à l’insularité, l’étrangeté, l’insolence désaffectée des chemins de traverse.
Je les façonne, les invoque, comme une émanation de moi, qui se perpétuerait seule.

C’est sans concession, sans larmoiement, c’est dans la matière de cette conscience  du corps que se  révèlent  les traces de l’existence et que s’élabore le discours, et quel discours…

Ce soir, le corps est premier. Il pèse, s’encombre de ne pas être consommé. Il ne se sent pourtant ni offert, ni assoiffé. Il est simplement là, affranchi de la clandestinité, des interdits, libéré des cadenas longtemps verrouillés, se croit purgé de toute obsession de pureté ou de souillure.

Carole Naggar, Récits instantanés, avec 22 photographies

Est-ce que l’image peut révéler quelque chose de l’écrit ? Peut-elle mettre en lumière les sens infinis du poème, lui qui condense d’inépuisables strates sémantiques dans chaque morceau de vers ?

Est-ce qu’il faut nécessairement qu’il y ait un lien entre les deux pour que cela fonctionne ? Ou bien peut-on tenter la juxtaposition d’une iconographie totalement étrangère au texte, au poème ?

Peut-être évoquer une alchimie, un dialogisme, un échange qui révèlerait la portée illocutoire de chacune de ces polarités d’expression artistique. C’est pour évoquer ces problématiques que Carole Naggar a donné existence à Récits instantanés avec 22 photographies, qui s’offre comme une sorte de récit de voyage, un voyage intérieur où des photographies viennent étayer des poèmes en prose qui évoquent des lieux métaphoriques des espaces intérieurs. Dans le titre déjà l’adjectif fait référence à l’univers de la photographie, en même temps qu’à une immédiateté qui est celle de l’instantanéité de l’écriture, ce jet d’encre porté par le souvenir, où toutes les épaisseurs de la mémoire affluent à travers les sensations ressenties par la « voyageuse ».

Carole Naggar, Récits instantanés,
avec 22 photos
, Atelier de l'Agneau,
Collection biophotos, 2019, 139 pages,
20€.

La narratrice suit le fil de son périple et celui de cette aventure toujours neuve qu’est la création :

Une constante de ma vie a été l’exploration des rapports entre les mots et les images, des étincelles qui parfois surgissent lorsque les uns se heurtent aux autres.

Au fil des rencontres et de la découverte de paysages « l’exploratrice » élabore des dispositifs pour révéler le dialogisme qui peut être à l’œuvre entre texte et image. Sont-ils complémentaires, et si oui est-ce de manière littérale que l’échange sémantique s’opère, est-ce de manière oblique, lorsque l’image prend le contre-pied de ce qui est écrit ? Il semble que toutes ces orientations soient là, motivées surtout par le désir d’ouvrir à des horizons sémantiques qui outrepassent ceux des paysages présents sur les très belles photographies reproduites dans ce volume.  Alors est-ce que le paysage,  celui que dévoile les photographies des lieux visités par Carole Naggar, révèle le paysage intérieur, l’enrichit, le sublime  ?

Il s’agit de laisser ressurgir les impressions, les souvenirs, et peut-être alors que ces deux vecteurs artistiques peuvent révéler des traces mnésiques de nos existences enfouies depuis longtemps, et qu’ensemble ils permettent d’opérer une sorte de transcendance qui sublime cette matière du souvenir et l’offre à tous, parce qu’un dépassement de l’anecdotique s’est opéré. Et n’est-ce pas l’essence même de l’Art ? Somme toute Carole Naggar essaie de restituer ce qui édifie l’œuvre, au-delà de tout discours, elle tente de saisir cet instant impalpable où la traversée a lieu, entre une artiste et sa rencontre avec l’humanité. C'est de ce voyage-ci qu'il s'agit.