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Le Lieu secret d’Edwin Muir

Alors venait la question perpétuelle,
Qu’est-ce que la fuite ? Et qu’est-ce que l’envol ?
Comme un dialogue dans un rêve sinistre
Où le bien est le mal, où le mal est le bien

Edwin Muir

 

À l’aube des incises de cet immense poète écossais qu’est Edwin Muir, de l’avis personnel de T.S. Eliot, l’éditeur explique cette réédition : « En collaboration avec Richard Ober et les éditions de L’Improbable, nous avons donc entrepris une reprise du Lieu secret, augmentée de quatre nouveaux poèmes. L’organisation initiale de ce corpus a été modifiée afin d’évoquer l’itinéraire spirituel d’Edwin Muir, depuis l’enfance bercée de légendes dans les Orcades jusqu’aux éblouissements amoureux « au diapason de la Création », après avoir traversé le Labyrinthe et mené le combat dans « le domaine de l’ennemi ». C’est une excellente nouvelle, qui nous met en présence d’une œuvre majeure, au contexte littéraire, poétique et historique fixé en fin de volume par un texte d’Anne Mounic. Texte accompagné d’un autre essai, signé du traducteur/poète Alain Suied. Ce dernier posait les bonnes questions, au moment de sa traduction, mais ce moment n’est guère différent du nôtre. Citons amplement Alain Suied : « Babel n’est pas tombée ou peut-être vivons-nous dans ses ruines. La Poésie est la quête d’une parole perdue mais vivante, irréfutable et impossible, présente et virtuelle. Traduire les poètes d’une autre langue, ce n’est pas « trahir », diminuer, réduire, changer leurs œuvres, leurs cris, c’est retrouver – au fond de soi – la même parole, oubliée, différente, inaccessible. C’est affronter la même énigme (…) en restant à l’écoute des échos produits par le message symbolique du poème. » Et plus loin, Alain Suied toujours : « Autant la démarche d’André du Bouchet, dès les années 60, confrontait le poème à sa propre limitation spatiale comme à son arbitraire – qui est celui du sens lui-même, autant certaines des démarches s’inspirant de ce fort travail sur le manque fondamental du langage et surgies dans les années 70 ont peu à peu oublié l’interrogation vivante du poète, ont peu à peu rogné la force symbolique de l’expression poétique pour laisser le devant de la scène au commentaire ou à la dérision – sans souci du vrai « moteur » à l’œuvre ici : la transmission, celle du Réel et de son moyen d’accès, le symbolique ». Ainsi, traduire et donner à lire Edwin Muir, cela n’était pas anodin aux yeux de Suied, comme il n’est pas anodin, de la part de l’éditeur, de rééditer ce volume. Et l’on comprendra que cela ne laisse pas indifférent Recours au Poème. Le Lieu secret n’est pas seulement la réédition d’une anthologie de Muir, c’est un acte. Et cet acte est acte de combat en faveur de l’authentique poésie des profondeurs, celle qui vient de loin comme l’on dit parfois. Car ici, comme partout en terres de poésie profonde, tout est symbole. Et ces terres sont nôtres.

Nous sommes, en cette poésie, présents à la poésie, ce chemin de l’impossible retour vers « le Lieu originel », ainsi que l’écrit Suied, ce lieu appelé de ses vœux par Muir et que nous nommons Poème. Et en effet les premiers mots de cette anthologie, le poème formant ouverture, intitulé Le poète, dit beaucoup :

 

Et dans la stupéfaction
ma langue racontera
ce que l’esprit n’a jamais signifié
ce que la mémoire n’a jamais conservé.
La parabole de l’Amour
fut envoyée au monde
pour que nous puissions bégayer son nom.

(…)

 

C’est que, ainsi que le dit Richard Ober, « Sans relâche la poésie nous répète que nous ne sommes pas au monde, que nous vivons dans un sommeil sans repos bousculé de brusques réveils qui nous placent devant l’ininstallation et l’intranquillité ». Et les veilleurs alors se transforment parfois en éveilleurs, ce sont ces poètes, ceux de la trempe d’Edwin Muir. Des poètes qu’il nous plaît de nommer « poètes des profondeurs ».

Voici donc une poésie qui connaît le Poème, cette parole perdue sans laquelle nous demeurons en exil du réel, exil en nous-mêmes, de nous-mêmes, et dans le monde des apparences, plongés dans une image que nous imaginons vraie. C’est pourquoi il convient de ne pas confondre « imaginaire », « imagination » et « quête de sens », comme cela paraît parfois en divers milieux dits littéraires. Et dans cet état de l’être-là, comment ne serions-nous pas des moments de souffrance ?

Voici donc une poésie de la vision, où l’on retrouve les Transparents chers à Breton, Daumal, Gilbert-Lecomte, Gracq ou Char. On connaît pire filiation. C’est donc cela qui se transmet, la transparence, irriguant comme secrètement la grande poésie moderne.

 

Ils ont disparu. Et nous, nous sommes les Autres,
Nous marchons, inconnus à nous-mêmes, dans le soleil
Qui brille pour nous et pour nous seuls.
Eux, ils ont disparu.
Et Ils se font connaître de nous dans cette grande absence
Qui s’étend sur nous et entre nous.
Depuis qu’Ils ont disparu.
À présent, dans notre royaume d’été insouciant,
Où nous rêvons, extasiés de soleil, où nous errons
Dans l’oubli profond de la clarté
Et où nous nous dissipons dans l’air
C’est l’absence qui nous accueille
Nous ne nous atteignons pas ;
nos âmes s’exhalent dans l’absence
Qui s’étend sur nous et entre nous,
Car nous sommes les Autres.

 

Egarés derrière la tapisserie, il nous arrive de nous prendre prétentieusement pour son motif coloré.
Lire Edwin Muir c’est lire un immense poète, et lire, entre autres, le poème éponyme de ce volume, Le Lieu secret, convaincra sans peine.