1

Le musée du temps d’Amir Or

Choisis parmi six recueils, ces poèmes sont pour la première fois traduits en français. À leur lyrisme il fallait celui tout aussi vigoureux de deux poètes tels qu'Aurélia Lassaque et Jacques Rancourt. Très agréable à lire, c'est une belle porte d'entrée dans une œuvre foisonnante où le « tu » est très présent.

Je vous propose de commencer par là :

Et le cœur, mon amour, où est le cœur ?

entend-on dans « El amor brujo ». Suivi d'une réponse : Ici et ici, et là, mon amour, / à chaque endroit / que touchent tes lèvres.

Il est aussi difficile de rencontrer l'autre : Tu es trop près pour que je te tolère... que de se trouver soi : si je n'ai pas de JE alors qui est dedans ? / Rien qu'un désir et un désert.

Jusqu'aux lieux qui résonnent de cet amour perdu :

Tel Aviv (...)
Ma belle garce,
petite fille fardée,
n'essuie pas l'odeur de nuit qui est sur ta peau,
ne sois pas si rapide à refermer tes boutons
ou à couvrir les morsures de notre amour
avec l'écharpe du matin...

Consolation d'une poésie grave et sensuelle qui s'approche des lèvres quand elles parlent et des corps quand ils désirent, poésie où l'on cuisine, où l'on a chaud, où l'on a froid ?

Mais un tel secours ne suffit pas à apaiser le cri :

Abreuvez-moi et pas avec du vin. Abreuvez-moi et rien d'autre,
Abreuvez-moi. La beauté n'y fera rien, l'amour n'y fera rien, Dieu n'y fera rien-
même cette vie n'y fera rien, ni aucune autre. Abreuvez-moi
j'ai soif. Sans objet. Seul, face au vide et au temps.

Car même s'il est permis maintenant (…) de briser le cadre, celui-ci aura le dernier mot et il faudra finir par payer :

… nous découvrons soudain
une nouvelle ride à notre âme,
(...) nous pouvons perdre, détruire,
finalement nous sommes en vie.
Pendant un instant
nous aurions même pu mourir.

Moraliste ? Amir Or préfère poser des questions :

Viendras-tu ? Serai-je heureux de te rencontrer ? La porte
sera-t-elle le portail ? Trois feux salueront-ils toujours ton visage
(…) Feu de cœur,
feu-de-tête, feu entre-les-jambes.

L'interrogation, avec la voix qui monte et s'achève dans l'incertitude, est le moteur de cette écriture qui ne cherche pas à saisir...

un monde. Une cigarette, un verre, des lèvres,
Le poids de tes membres sur le siège en bois d'une chaise, mon visage, ton visage,
(…) À présent, pour un instant, ne saisis plus. Laisse aller. Laisse les choses se répandre et peupler ce qui est en toi, sans vraiment être un monde (…)

 Qu'est-ce qui fait monde ? demande le poète muni de cet instrument imparfait, à défaut d'autre : les mots qui ne désignent pas des images mais ce qui bée / entre elles, qui est parti et jamais ne fut. Au travers d'une anecdotique remise des diplômes (Alma Mater), l'auteur (qui est aussi universitaire) parle à la fois d'en dedans et d'en dehors. Le présent croise l'axe vertical de cet oubli organisé qu'on appelle mémoire : nous sommes tous réunis ici (...) allongés sur l'herbe de la terre promise / où l'on lèche le miel   sur de jeunes cuisses (…) radieux / chargés de sens   dont nous ne voulons pas (…) Le reste c'est du gâteau / nous héritons de la terre, des lits, des mots. L'héritage, c'est aussi celui de l'anéantissement, dont les traces, çà et là, reviennent hanter les conversations quotidiennes. Qu'est-ce qui fait société, en Israël, aujourd'hui ?

Dans ce rapport au temps, dans le dialogue familier avec les personnages de la mythologie, on sent, qui veille, un grand ancêtre, Constantin Cavafy, non seulement dans la suite explicitement donnée à « En attendant les barbares », mais dans une certaine douceur pour dire la solitude et cette ironie tournée vers soi. Très cavafienne, l'épitaphe au bord du chemin :

c'est ici que je gis, garçon et Empereur
Mon visage de marbre froid, mes mains, mes pieds
vêtus de lierre et de feuilles mortes,
(…) Quitte la route ici, voyageur
écrase ces baies sauvages sur mon visage.

Au revers d'une langue qui scella la mort, Amir Or dévoile la vie : La Langue dit : avant la Langue / se trouvait une langue (…) La Langue dit : Écoute, maintenant. / Tu entends : Il y a eu / un écho.(...) La Langue dit : Laisse-toi dire, / laisse-toi toucher, viens donc dire / que tu as parlé.

Le poème est une invitation : Viens donc t'asseoir. Il est le lieu précis de la rencontre : En fait, je suis assis devant l'ordinateur à présent. (…) tu es assis devant une feuille à présent, tu as soif de toucher... Alors chaque vers aura son début et sa fin,(...) Poème d'un autre siècle, qui sera caché en lieu sûr et sera retrouvé comme un message du passé, et offrira aux futurs autres l'assise qui nous fait défaut. Et parlera d'innocence. Et de gens simples...

 

Des poèmes d’Amir or dans les pages de Recours au Poème :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/amir-or