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Le phénix attend quoi devant un tas de cendres d’ Alin Anseeuw

    Lire un poète, c'est entrer dans un univers. Les portes sont ouvertes d'emblée, ou elles résistent. Je lis Alin Anseeuw depuis longtemps et, à chaque fois, j'éprouve la même étrange difficulté. Étrange parce que je connais son univers, mais en même temps, étrange  parce que j'ai du mal à mettre des mots sur ma lecture.

    Peut-être faut-il tout d'abord s'interroger sur le titre ? Le phénix est cet oiseau qu'on retrouve dans de nombreuses légendes et qui serait doté de la longévité puisque capable de renaître après s'être consumé. Il symbolise ainsi les cycles de la mort et de la résurrection. Il n'existerait qu'un seul phénix à la fois : incapable de se reproduire donc, dès qu'il sent sa mort approcher, il met le feu à son nid pour s'y consumer avant de renaître de ses cendres. Qu'a donc à voir cet oiseau avec Alin Anseeuw ? Peut-être faut-il s'imaginer le poète détruisant symboliquement ce qu'il a écrit pour aller de l'avant ? Et se souvenir alors qu'Alin Anseeuw, depuis la fin des années quatre-vingt, explore la forme sonnet. Or ce recueil abandonne cette forme (encore que certains poèmes fassent 14 ou 15 vers comme le sonnet traditionnel ou le sonnet quinzain) et le vers justifié (qu'on trouvait dans L'offensive, Ecbolade, 2011). Et il faut alors imaginer Anseeuw renaissant de ce qu'il a brûlé (de ses cendres donc) quand il crée ce nouveau recueil…

    Entrer dans un univers, c'est non seulement se confronter à un monde de mots, mais aussi à des images, des thèmes, des références… Ce qui frappe avec ce livre, c'est la persistance de la guerre dans l'œuvre. La guerre avec son vocabulaire (la balle, la grenade, le tonnerre, le feu, la bombe, le fusil…). Comment comprendre cette omniprésence ? J'ai parfois l'impression que la guerre (que n'a pas connue physiquement Alin Anseeuw) est un souvenir pesant qui traverse son écriture. À la guerre, s'ajoutent la chambre et la maison (on ne sait pas lesquelles), la femme, la poésie : " La guerre est comme un livre ouvert / Au milieu des poèmes… " écrit-il. Les mots se confondent presque, le chien devient la Chine dans le même vers (p 36). Tout se brouille, la transparence devient un leurre, tout est à décoder, le réel comme le poème. Des fils invisibles relient mystérieusement des poèmes. Un exemple : la  " suite Apollinaire " ( p 11 ) prend tout son sens avec " Stavelot " ( p 27 ). Si Stavelot évoque les violents combats de la bataille des Ardennes et les massacres perpétrés par la 1ère SS panzer division en décembre 1944, Guillaume Apollinaire y passa quelques semaines en 1899 (la mère y abandonna son fils qui sera marqué par ce séjour et qui s'éprendra de Marie Dubois (qui donnera naissance au poème Mareye ), y commencera L'Enchanteur pourrissant et finira par quitter discrètement l'hôtel où il avait été laissé pour regagner Paris…). Vertigineux jeu de reflets par les mots ! Ce n'est qu'un exemple, au lecteur d'en découvrir d'autres…

    Écrire de la poésie, c'est faire la guerre contre les mots, contre le réel. Mais la guerre n'est pas seulement l'affaire des soldats ou de la chair à canon. La guerre, c'est aussi la violence ordinaire, la violence du monde du travail et ce n'est pas un hasard si Courrières est citée dans un poème ( p 39 ). Toutes les guerres, passées, présentes et à venir, hantent le poète qui en fait la raison d'être du poème. Contre la censure et ce n'est pas, non plus, un hasard si Pierre Marteau est cité dans un autre poème ( p 17 ) : Pierre Marteau désigne un éditeur fictif du XVIIème siècle à l'enseigne ( ? ) duquel paraissaient les livres qui n'avaient pas reçu l'approbation et le privilège du roi… La guerre est une réalité transformée en fiction à partir de laquelle naissent le poème et la réflexion sur la poésie. Un poème haletant qui se porte vers sa fin comme les soldats foncent vers la mort. Une réflexion qui hoquète comme une mitrailleuse qui s'enraye. Pour parler comme Alin Anseeuw : ainsi va le monde et dans la guerre le rock nettoie les oreilles. Poésie savante ( les réfèrences sont nombreuses ) et poésie de circonstance qui ne se laisse pas réduire à la circonstance. Quelques vers sont nécessaires : " la guerre est une épure / Où j'entends feuillage coupure et poésie… ", " La guerre est dans ma tête / Mon corps est dans ma tête ", " La guerre comme elle est venue / Là écho de chair éclaire / L'ellipse du poème par des rumeurs ", " C'est une sale affaire la guerre brûle / Dans la terre, comme la poésie / Précisément le pourrait faire de nos sens " et, pour revenir à mon hypothèse de départ ces mots : "… détruire la justification est un modèle ".

    Peut-on imaginer Anseeuw face aux cendres du monde, aux décombres des guerres attendant la venue du poème ? Mais je n'aurai fait que circonscrire de loin ce recueil, tourner autour de lui en cercles concentriques pour soudain me précipiter sur un indice où m'accrocher. Pour créer du sens, au risque de me tromper…