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Le poème pour dire les poètes contemporains : Stéphane Bouquet

Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.

A la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.

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poésie
au plus proche
 

de chaque être
pris
 

au lasso
du poème
 

                            pris
                           pour être
 

                            recueilli

 

*

**

 

poésie courant
comme une rivière
 

qui sans cesse change
et sans cesse est la même
 

mais pour que
toujours
 

vienne
la surprise
 

d’un
désir
 

            vienne
comme
 

vient
l’air
 

toujours
déjà
 

                                               là
 

vienne
comme

 

vient
           la vie
 

*

**

 

                                   et le travail sur la langue
                                  existe pour faire vaciller
 

les certitudes
qui modèlent
 

notre regard
sur les choses
 

                        car chaque
être
 

est
pour Bouquet
 

de l’incertitude
advenue
 

chaque être
est
                                           - arbre seul voulant être touché -
le miracle
d’une éclosion
 

de temps
en un lieu
 

que les jours
font changeant
 

une éclosion
de douceur
 

- la brutalité
de la douceur -
 

que le poème
épelle
 

à partir
de son
 

premier
frémissement
 

*

**

 

                        poésie
                       au plus près
 

de la substance
à jamais
 

fragile
de l’être
 

mais         substance
peuplant les saisons
 

comme
la mousse
 

sous
les arbres
 

retient les odeurs
invisibles
 

de la pluie
tombée
 

*

**

 

            oui
                       la poésie
                       de Bouquet
 

restitue
la fragrance
 

de
l’être

 

restitue
avec son désir
 

- car c’est une poésie
désirante

 

un corps
une peau
faits de mots -
 

 

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Sélection de poèmes de Stéphane Bouquet par Matthieu Gosztola

 

 

 

Walt Whitman : ce qui m’a touché le plus, au début, dans Feuilles d’herbe, est la fin d’un poème – peut-être bien Song of Myself / Chanson de moi-même : je suis là, je vous attends. Et aussi : d’ici, d’où je suis, je vous contiens déjà, respirations futures. C’est une définition rigoureuse de la poésie ; chaque poème espère quelqu’un, est la patiente diction de l’attente, chaque poème émet le vœu de contenir.

 

Quelqu’un donc : je voudrais qu’un poète, ou même un poème seulement, me soit une sensation aussi douce, aussi frôlement de paume, un sentiment pareil au coiffeur très beau (algéro-vietnamien) dont je sors, et qui me protégea les yeux d’une main pour leur éviter l’air chaud du sèche-cheveux. Je ne dis pas qu’un tel poème n’existe pas, heureusement, de temps à autre.

 

Un peuple
 

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je marche en cercles étroits
autour de la tranquillité d’une autre danseuse
retenu
près d’elle par sa douceur mise à ouvrir chaque
étape de l’espace : de son pied écarte
ici vers autre chose
peut-être le refuge de paille de la vie solitaire peut-être
la transition lente
qui parvient au silence partagé
des prénoms
 

[…]

 

4. Scènes possibles de joie :
 

4. 1. Elle l’attendait depuis longtemps, depuis que la lumière a cessé de battre comme une sorte de cœur dans les vitres (sa pensée). Et maintenant elle était sûre que c’était lui, parce qu’elle reconnaissait son pas, son rythme. Elle pouvait presque reconnaître son souffle aussi, bien qu’évidemment elle ne l’entendît pas, et, pour l’instant, il se contentait de grimper – vite, très vite – les marches, mais elle avait la chaleur précise de son souffle dans l’oreille, elle gardait sa voix et son souffle dans quelque chose comme un creux que j’ai dans le corps pensa-t-elle et où je vous cultive. Une dernière fois, elle vérifia sa silhouette dans le miroir. Sa robe allait, son visage allait, tout allait trouvait-elle. Elle l’attendait et il frapperait et elle s’ouvrirait comme une rose, comme une fleur, comme n’importe quelle fleur, à qui on redonne la lumière, la chaleur, et qui veut prendre, qui veut croître et fleurir et s’épanouir, qui veut être complètement dans la campagne. Je veux être complètement dans la campagne pensa-t-elle le long des allées de terre le visage tourné vers le soleil et abrité du vent par les oseraies, par les saules, par tout ce qui existe et peut me protéger. Elle remit une mèche de cheveux, elle effaça l’ombre d’une poussière sur sa joue et alors il frappa.

 

4. 2. – Vous voulez venir avec moi ?

– Oui je veux bien. Elle l’avait dit trop vite comme l’oiseau qu’elle était et qui souhaitait quoi ? picorer un visage sans doute, oui c’est ça, le sien, un visage d’herbes et de barbe. Elle se sentait transportée, rayonnante, lumineuse. Très très légère et l’idée lui était venue : en sa compagnie, je suis un oiseau, pas autre chose. C’est-à-dire : quelqu’une d’infiniment heureuse et débarrassée de tout danger. Les oiseaux volent, ils échappent aux prédateurs par leurs ailes et vivent d’une certaine façon une vie presque non risquée. Voilà l’idée fausse que je me fais des oiseaux pensa-t-elle. Elle était une fleur et maintenant un oiseau et quoi d’autre ? mais c’était lui qui la mettait dans tous ses états, littéralement, et provoquait ses métamorphoses et elle ne pouvait pas résister : elle était à côté de lui et elle dévalait toutes les formes de la vie, et pas une ne lui échappait, parce qu’il m’ouvre de partout pensa-t-elle, je suis devenue toute.

 

4. 3. … dit-il ; dit-elle ; dit-il ; dit-elle. Toute une conversation, ils en sont arrivés là, finalement, et c’était sans effort : il et elle volubiles et jamais gênés, jamais interrompus, comme dans son enfance il y avait cette rivière permanente et inaccessible, dans son adolescence en fait. Et désormais elle regardait les rives depuis le bateau, depuis la presque barque qu’était, pour elle, leurs paroles et nous nous les échangeons, et elle se les décrivait : roseaux, lentes biches, herbes & saules, branches plongées dans l’eau, pentes de terre, garçons nus sur les pentes de terre, les garçons nus et juteux de soleil, elle se le disait comme ça, nous sommes des fruits de toute façon, et il arrive que quelqu’un nous approche et nous cuisons. Moi aussi j’appartiens à l’ordre des pêches et je coule pensa-t-elle. Tout désormais prenait ce rythme.
 

Le mot frère

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Poème pour le redépart
 

Je reviens à ces poèmes
après longtemps d’abandon
Je savais que j’avais
perdu la saveur de leur geste
et ma vie n’allait pas
au rythme lent de leur naissance
 

Maintenant c’est l’automne       les boues grasses
    le feu des feuilles
 

Dans l’année de cet âge (108 poèmes pour & les proses afférentes)
 

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Une voiture très loin arrive
par-delà les blés de famille
 

Ce n’est pas la peine
de venir plus près elle vacille et
s’assoit par terre elle ne veut pas
savoir quel nom
 

de quel fils est à jeter
avec les pelures de ses repas solitaires
elle se rappelle au hasard les réveils et
les escaliers
 

disons les réveils et
les escaliers
ou bien leurs corps et rivières ah
 

un mot maintenant
est pour toujours sans réponse
 

Un monde existe

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4. Il y a un monde de voisins, mais ceux-là dorment. Quelqu’un, pourtant, doit ne pas dormir, et regarder les arbres, par la fenêtre obscure de sa chambre, et lui aussi, les arbres, il vient de se tourner vers eux : la succession des arbres :

 

4. 1. quelque chose de seul

coule dans la bouche
 

malgré là foison
récent des arbres
 

& beaucoup fréquenter
l’air de certains visages
 

n’empêche rien : le très loin
tout cela des gens
 

à qui j’adresse des mains innombrables
 

4. 2. un simple élancement de clocher
vers la respiration bleue du ciel
 

et là où je suis

dans la confusion secouée de vent du saule
les lianes de feuilles passent
& repassent doucement
 

sur mon visage hospitalier, c’est tout tu vois
 

4. 3. tu sais, mes frères et moi dénudions les arbres de leur écorce
dans la forêt et les arbres à la fin mouraient, les pauvres arbres,
c’est seulement un faux souvenir
pour se provoquer une enfance
 

4. 4. assis sur un fauteuil en cuir
à l’orée de la terrasse en bois
 

à l’orée de la forêt de chênes
& là-bas dans la clairière étreinte par un peu de pluie
 

le chêne, le vaguement seul,
prononce branche après branche
 

la claire silhouette de lui-même
 

4. 5. les arbres tu vois,
leur infiniment lente existence
 

Nos amériques

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Stéphane Bouquet est un écrivain, scénariste et critique de cinéma français né à Paris en 1968. Il a publié quatre livres de poésie et un récit chez Champ Vallon (Dans l'année de cet âge, 2001; Un monde existe, 2002; Le Mot frère, 2005; Un peuple, 2007; Nos amériques, 2010) ainsi que trois traductions de poètes américains : Robert Creeley, Le Sortilège, aux éditions Nous, 2006, Paul Blackburn, Villes, chez José Corti, 2011, Peter Gizzi, L’Externationale, chez José Corti, 2013. Il a animé avec Laurent Goumarre l'émission Studio Danse sur France Culture et il a été critique littéraire à Libération. Collaborateur auprès du Monde. Pensionnaire à la Villa Médicis en 2002/2003. Il a par ailleurs écrit les textes de (et joué dans) La Traversée, long-métrage autobiographique, ainsi que les scénarios de divers films de Sébastien Lifshitz (Les Corps ouverts,Presque rien, Wild Side, Les Terres froides), de Valérie Mréjen (La Défaite du rouge-gorge), de Yann Dedet (Le Pays du chien qui chante) et de Robert Cantarella. Il a été longtemps critique aux Cahiers du cinéma. Il a publié des études sur Gus Van Sant (éd. Cahiers du cinéma, 2009, coécrit avec Jean-Marc Lalanne) sur Eisenstein (éd. Cahiers du cinéma, 2008) et sur L'Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini (éd. Cahiers du cinéma, 2003). Il a participé en 2002, en tant que danseur, à la création chorégraphique de Mathilde Monnier, Déroutes et, en tant que danseur/scénariste, à sa pièce Frère & sœur créée auFestival d'Avignon 2005.